Vous faites vos courses au supermarché, et, au détour d’un rayon, une publicité vous propose d’acheter du savon portant le logo des chevaliers Jedi, ou des bonbons en forme d’araignée qui vous donneront les mêmes pouvoirs que Spiderman. Vous prenez le métro, et, plus grand que n’importe quelle affiche politique ou annonce de concert, Batman s’étale sur toute la longueur de la paroi. D’ailleurs, il vous faudra bien emmener votre petit neveu le voir au cinéma, lui qui est si « geek », ou peut-être vous-même attendez avec impatience le prochain jeu vidéo de la série Arkham, en digne représentant de la génération « eighties ».
Bienvenue dans la pop culture, où les icônes se vendent en série, où les artistes sont aussi des informaticiens et des responsables marketing, où tout peut devenir un jeu, où l’on regarde autant en arrière, vers une ère médiévale fantasmée, que vers l’avant, en direction d’un futur plus ou moins dystopique.
Pour comprendre le fonctionnement de la pop culture, il est essentiel d’étudier ses racines. Ainsi, si elle puise sa matière aussi bien dans la mythologie nordique que dans l’Histoire du Moyen-Âge ou Jules Verne, elle est avant tout issue des changements sociaux que l’Occident a vécus dans les années 1980 : société de consommation, mondialisation, entraînant un rapprochement des cultures sans précédent dans l’Histoire (pour le meilleur ou pour le pire), reconfiguration de notre communication et du travail par la technologie.
Il ne faut pas limiter la pop-culture à sa surface émergée, c’est-à-dire un univers pour (grands) enfants pétri de féerie et de nostalgie. Abréviation de « culture populaire », l’adjectif « pop » a d’abord été utilisé pour qualifier la musique à laquelle s’intéressaient les masses (et en particulier, la jeunesse), par opposition aux élites : d’abord les Beatles, puis les Rolling Stones, Michael Jackson, Prince, etc. La pop découle donc en premier lieu d’une affirmation sociale et générationnelle selon laquelle la culture ne devait plus être définie par des académiciens ou des professeurs appartenant à un petit milieu, mais correspondait simplement à ce qui touche le grand public. Le pop art, un mouvement d’art contemporain fondé par Andy Warhol dans les années 1960, a aussi contribué à la naissance de la pop culture en décloisonnant les genres et les arts et en introduisant le discours « meta » : une œuvre qui parle d’elle-même ou d’autres œuvres, et non plus du monde réel.
Là où tous les mouvements artistiques antérieurs aux années 1970 se retrouvent pêle-mêle sous l’étiquette de « classique » et peinent à exister au-delà des musées et des universités, où les pays orientaux, asiatiques et africains ont tous connu une rupture entre leurs traditions et l’envahissante liberté des mœurs à l’occidentale, la pop culture émerge triomphante au début du XXIe siècle parce qu’elle est plébiscitée par la jeunesse et parce qu’elle a avancé main dans la main avec l’informatique et les réseaux sociaux. Elle n’est ni contestataire ni élitiste, elle n’est pas assimilable à un groupe social en particulier, à une nation, une religion ou à un historique qui provoquerait son discrédit. Elle n’a aucun scrupule à se vendre et s’appuie moins sur des valeurs précises que sur des images polarisées sur la notion de divertissement. Aujourd’hui, dans une période d’hyper-individualisation des pratiques culturelles, elle a su s’élargir suffisamment pour pouvoir s’adapter au goût de chacun, faire illusion en répétant des slogans à la mode sur la « différence » ou le « vivre ensemble », tout en reposant sur d’inaltérables labels capitalistes.
Jusqu’au milieu du XXème siècle, la culture était affaire de nation et de classe sociale : avec la pop culture, des films comme Star Wars, Matrix, mais aussi des séries animées (Chevaliers du zodiaque) et des jeux vidéos (Super Mario), se sont imposés partout comme la référence ultime, transcendant les milieux d’appartenance. Toute une génération, née dans les années 1980-1990, a été exposée aux films Disney, et nous pouvons tous reconnaître et utiliser certains symboles (la phrase Hakuna matata ou le célèbre Que la Force soit avec toi).
La pop culture : une ouverture inattendue au spirituel
Les églises ont d’abord rejeté en masse la pop culture, en ciblant particulièrement le fantastique et l’univers de Donjons & dragons dans les années 1980, et ensuite Harry Potter, au motif que la Bible interdit la « magie ». Récemment, j’ai encore retrouvé le jeu de rôle dans une liste de doctrines à abandonner pour suivre Jésus (coincé entre la pornographie et la drogue !).
Le chrétien ne se sent pas à l’aise face aux elfes, aux robots et aux aliens, toutes ces créatures nées de nos rêves et de nos cauchemars, dont certaines renvoient à un passé vaguement païen.
Le chrétien ne se sent pas à l’aise face aux elfes, aux robots et aux aliens, toutes ces créatures nées de nos rêves et de nos cauchemars, dont certaines renvoient à un passé vaguement païen. Et pourtant, le célèbre théologien C. S. Lewis est aussi l’auteur d’une saga fantastique, Les chroniques de Narnia, dans laquelle il n’hésite pas à transmettre des vérités bibliques en mettant en scène un lion doué de parole, accompagné de dryades et de magiciens. Plus proche de nous, Yannick Imbert, professeur d’apologétique à la Faculté Jean Calvin, a consacré sa thèse à l’œuvre de Tolkien, qu’il surnomme le « barde de la Bible » dans un article sur la traduction du livre de Jonas par le romancier. [1] Olivier Keshavjee, pasteur de l’Église réformée évangélique du canton de Vaud, anime un blog intitulé Théologeek, dont un article de mai 2021 proposait ni plus ni moins que la lecture de textes du Seigneur des anneaux à l’occasion d’enterrements de croyants.
En interdisant Harry Potter comme si sa lecture allait brusquement inciter les enfants à pratiquer le spiritisme, beaucoup de parents ont plutôt cédé à un effet d’emballement, ignorant les valeurs que JK Rowling souhaitait transmettre aux plus jeunes. Ce point est moins secondaire qu’il ne le semble, on a tout fait le droit de ne pas aimer Harry Potter ou de critiquer sa valeur littéraire et morale, mais certains parents croyants s’avèrent incapables d’expliquer de manière convaincante pourquoi ce livre est « mal » alors qu’ils ne trouvent rien à redire aux films Disney remplis de fées et de génies…Condamner de manière disproportionnée et pour des raisons peu solides entraîne une perte de crédibilité, un jeune a autant besoin de limites que d’être considéré comme quelqu’un capable de porter un jugement critique sur ce qu’il lit.
Comprendre la pop culture nécessite de prendre la mesure de sa capacité à emprunter pour transformer, à « remixer » les traditions de tous les pays pour en faire un produit de consommation destiné à la jeunesse. Ainsi, dans la version d’Aladdin de Disney, le génie de la Lampe n’est plus le djinn des contes arabes, mais un personnage doué de pouvoirs et valorisé pour sa fidélité, son humour et ses conseils auprès du héros. Star Wars est un mélange improbable de films de samouraï, de western, de science-fiction et de roman arthurien[2], et présente un univers marqué par la Force, une spiritualité renvoyant au christianisme…et au bouddhisme ! En tant que croyants, nous pouvons être choqués face à une telle imbrication ; simplement, il ne faut pas considérer que Georges Lucas, son auteur, nous parle directement du Saint-Esprit ou du Christ, loin s’en faut, mais que la persistance de ces traces du christianisme dans une œuvre créée en dehors de tout cadre autre que commercial prouve le besoin de l’être humain de retrouver un lien perdu avec la foi.
La persistance de ces traces du christianisme dans une œuvre créée en dehors de tout cadre autre que commercial prouve le besoin de l’être humain de retrouver un lien perdu avec la foi.
Résurgence de l’invisible
Car la pop culture, dans son versant fantastique, est aussi la réponse de l’Homme à une société que les intellectuels du XXème siècle ont laissée désenchantée et purement matérialiste. Ce n’est pas un hasard si l’imagerie médiévale est si à la mode (même si elle a peu à voir avec la réalité historique), elle est le parfait contrepied de notre environnement aseptisé et individualiste, et ressuscite des notions perdues d’honneur et de sacrifice. Ce n’est pas non plus un hasard si toutes les histoires suivent plus ou moins le même schéma inspiré du voyage du Héros de Campbell, qui pensait avoir découvert un « monomythe », c’est-à-dire un mythe commun à l’ensemble de l’humanité. Enfin, ce n’est pas un hasard si toutes ces sagas s’appliquent à mettre en scène un combat entre le Bien et le Mal, dont les frontières n’ont jamais été aussi floues qu’aujourd’hui. La magie, présente dans de nombreuses œuvres postmodernes, ne renvoie donc pas aux pratiques occultes du paganisme, mais au réenchantement nécessaire d’un monde sans espérance.
C’est aussi ce qu’affirme le professeur de philosophie Gilles Vervisch, auteur de Star Wars : la philo contre-attaque :« La magie, les dieux, et tout le reste de ces idées (irrationnelles) font partie de notre psychologie. Sans une religion qui permette de vivre avec tout ça, on se retrouve à le refouler dans son inconscient, avec le reste de ce qu’on trimbale depuis l’enfance. (…) Sans une religion capable de répondre à nos aspirations spirituelles, on est perdu, et malade. Et dans le fond, c’est bien cette fonction « religieuse » que remplit Star Wars : ce mythe de la pop culture offre à l’Occident déboussolé des repères spirituels et religieux qu’il avait perdus ».
Le matérialisme avait chassé le spirituel de nos vies quotidiennes par la porte de la raison, le voilà qui revient par la fenêtre du divertissement.
Ne pas faire cas de l’imagination et de la créativité parmi les qualités que nous pouvons développer est une vraie erreur, car l’Église en a aussi besoin, et notre capacité à inventer d’autres mondes et d’autres créatures fait partie de l’imago dei, c’est-à-dire de notre identité de créature en l’image de Dieu. Le fantastique n’est pas un genre réservé aux enfants ou un fatras d’illusions destinées à nous détourner de la foi, la Bible comporte de nombreuses descriptions d’animaux fabuleux et de scènes de combat spatiales, tout en les circonscrivant aux livres prophétiques : présentes dans Daniel, Esaïe, Ezéchiel, Zacharie, et l’Apocalypse de Jean, ces visions allégoriques représentent une part non négligeable de la Bible. Si les prophètes ont utilisé un langage symbolique et imagé, c’est bien pour nous aider à voir des vérités spirituelles à venir, ou déjà advenues, en les incarnant dans des créatures ou des objets aux fonctions miraculeuses (par exemple, le rouleau que mange Ezéchiel[3] ou le serpent d’airain dans l’Exode[4]). Ceux-ci ne sont donc pas le pur fruit de la créativité de leurs auteurs, mais constituent un second niveau de réalité non matériel, exprimant tant l’intelligence des plans de Dieu que la beauté surhumaine de son Royaume. La créativité d’un croyant, par exemple dans le domaine artistique, n’est pas pure délire imaginatif, elle est bien expression d’une vérité indicible.
Les sculptures de nos cathédrales et les enluminures de nos vieux codex sont là pour nous rappeler que les monstres étaient pris très au sérieux par nos aïeuls, quoique l’Église ait eu tendance à oublier la portée symbolique de ces images pour leur attribuer des vertus magiques hors de propos. C’est exactement ce niveau de réalité invisible, vidé par les Lumières, et ensuite le matérialisme, que la pop culture cherche à combler par ses visions merveilleuses.
La force des contes
Les chrétiens tendent à rechercher la sagesse, ce à quoi la Bible nous encourage, mais confondent parfois cette sagesse avec la raison cartésienne, héritage du positivisme. Privilégier la raison au détriment des émotions ou de l’imagination revient parfois à renoncer à une illusion pour une autre, celle de l’entière objectivité. Il faut revenir sur ce qu’est la sagesse dans la Bible, notamment dans Proverbes 8, pour comprendre qu’elle se définit d’abord par rapport à Dieu, et non par rapport à la logique des mathématiques, et qu’elle marche main dans la main avec la morale et la justice : le v.13 l’oppose à la haine et à l’arrogance, Proverbes 1 semble mettre sur un pied d’égalité la recherche de la justice (v.3) avec l’importance du bon sens et de la réflexion (v.4).
Malgré la diversité de leurs influences, force est de reconnaître que des œuvres comme Star Wars et les films de superhéros (oserais-je citer Game of Thrones ?) portent un discours sur la justice et la rédemption que d’autres genres artistiques n’osent plus aborder. La pop culture peut être ce vecteur de morale dans une société allergique à toute forme de jugement, car elle reprend à son compte la fonction des contes pour enfants où une fantaisie d’animaux parlants et de magiciennes des forêts étaient au service d’un message final. Lire Andersen, La Fontaine ou Charles Perrault révèle la manière dont ces auteurs convoquaient aussi bien le sens moral, la logique, les émotions de peur, de joie et d’indignation de l’enfant tant pour éduquer que pour la simple valeur d’un moment passé entre le parent et l’enfant. À cet égard, le psychanalyste Bettelheim insiste sur l’importance du rôle du parent en tant que lecteur : « Si nous, les parents, racontons ces histoires à nos enfants, nous leur apportons en même temps le plus beau des réconforts : que nous les approuvons de jouer avec l’idée qu’ils sont capables de l’emporter sur les géants. » Un parent chrétien ne gagnerait-il pas à utiliser Harry Potter pour aider l’enfant à se représenter son combat intérieur entre le bien et le mal ?
Dans On fairy-stories (1947), un puissant texte encore méconnu en France malgré la célébrité de son auteur, J. R. R. Tolkien valorise l’importance du conte de fées pour y puiser de l’encouragement spirituel et de la consolation. Pour lui, « les Évangiles contiennent une histoire d’un genre plus large qui englobe toute l’essence des contes de fées », une histoire plus belle que tous les contes parce qu’elle est vraie. « …et parmi ces merveilles se trouve la plus grande et la plus complète des eucatastrophes[5] imaginables. » : la résurrection de Jésus. La comparaison peut sembler osée, mais elle nous rappelle un objectif de la Bible que la multiplication des études et des commentaires peut parfois faire oublier : elle a aussi vocation à nous émerveiller, puisque ses auteurs se sont efforcés de nous aider à faire des préceptes de Yahvé nos « délices » (Psaume 119.24).
De même, Bettelheim explique que « le conte de fées alimente l’imagination avec des matériaux qui, sous une forme symbolique, suggèrent à l’enfant quel genre de batailles il aura à livrer pour se réaliser, tout en lui garantissant une issue heureuse. »…n’est-ce pas là aussi une fonction des Écritures ? Il ne s’agit certainement pas de présenter la Bible comme un recueil de contes inspirants, mais d’appliquer dans notre vie cette parole étonnante de Jésus : « Si vous ne devenez comme de petits enfants, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux » (Matt. 18.3) : un enfant s’émerveille, un enfant se passionne pour l’inexplicable, et est libre de tout préjugé par rapport au sens de la vie et au fonctionnement du monde. Cultivons cette capacité à trouver des trésors au bout des arcs-en-ciel et à rêver une souillon en princesse, elle ne pourra que nous aider à croire aux miracles de la foi.
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Avant d’aborder les travers de la pop culture et de montrer en quoi elle reflète nombre de maux contemporains, je souhaitais en premier lieu proposer de voir dans ce phénomène :
- une opportunité inespérée après un siècle nihiliste pour renouer avec une spiritualité qui n’a pas peur de la morale ;
- une expérience culturelle susceptible de dépasser les barrières des générations et des origines (nous verrons ultérieurement en quoi l’évolution récente de la pop culture met ce point à mal) ;
- un encouragement individuel à ne pas surestimer la raison comme guide de la vie, mais à développer son imagination et sa créativité.