Le septième chapitre de l’épître de Paul est probablement l’un des plus débattus du Nouveau Testament : décrit-il l’expérience d’un homme régénéré ou d’un non-croyant ?
Dr Will Timmins, professeur de Nouveau Testament à Moore Theological College (Sidney) jusqu’en 2021, semble apporter une nouvelle perspective sur la question dans son ouvrage Romans 7 and Christian Identity : A Study of the ‘I’ in its Literary Context[1]. Son travail d’identification du « je » dans Romains 7 pourrait constituer une via media.
Les points clés de son argumentation sont les suivants :
- Le “je” est paradigmatique. Tout comme il le fait en Romains 3.7, en employant la première personne du singulier, Paul se fait représentant d’un groupe. Son expérience personnelle est aussi celle des individus qu’il représente. Dans le cas de Ro 7, son expérience de “désir et de mort”[2] est typique de ses lecteurs.
- Le “je” représente Paul, l’auteur chrétien. C’est ce que demande la lecture naturelle : les pronoms « nous » (les lecteurs romains) et « je » (Paul) sont contemporains au v. 14.
- Paul en tant que représentant adamique. Dans les vv. 7–11, Paul identifie sa lutte contre le péché et celle de ses lecteurs à celle d’Adam.
- La distinction entre anthropologie et ontologie. Bien que régénérés, les chrétiens demeurent dans une chair adamique, encline au péché, même après la nouvelle naissance. En Romains 7, Paul démontre que recevoir une nouvelle ontologie ou identité en Christ par l’Évangile ne suffit pas pour plaire à Dieu en raison de l’attache anthropologique que nous partageons encore avec Adam. Il dévoile notre besoin d’une force extérieure, celle du Saint-Esprit, présentée au ch. 8.
Synthèse de la position de Timmins et appréciation personnelle
Selon Timmins, Paul cherche à montrer aux Romains que sa vision de la loi est juste, à savoir qu’elle est impuissante pour porter du fruit et qu’elle ne fait que révéler et exacerber la condition « charnelle » de tous les hommes. En mettant en scène sa lutte intérieure pour obéir au commandement, Paul démontre la faiblesse de la chair ; il « [modèle] pour les croyants de Rome la disposition ou l’attitude qu’une telle vision implique »[3].
Quand l’apôtre a fait l’expérience de la venue de la loi (7.7–13), il découvre son péché qui a pris vie. Il décrit cette réalisation comme s’il s’agissait de celle d’Adam ; elle est paradigmatique et inclusive : « Connaître le péché par la loi (7.7) est se considérer comme un pécheur à l’image d’Adam (7.9–11) et reconnaître que l’on est entraîné dans son destin de péché et de mort »[4]. Parce que nous partageons la même anthropologie adamique, l’expérience de Paul est aussi celle de tout homme. Et la loi a donc le même effet sur tous, celui davantage d’un catalyseur pour le péché, d’un révélateur de la chair, plutôt que de son remède[5].
De même, la lutte du « je » (ἐγώ – ego) en 7.14–25 est d’abord celle de Paul régénéré qui, comme tout chrétien, a encore des attaches au premier homme. Elle se veut typique de toute personne qui partage la même anthropologie. Bien qu’ayant reçu une nouvelle ontologie—justifié en Christ, affranchi de l’esclavage du péché—l’anthropologie du chrétien est inchangée, elle est incapable de plaire à Dieu. Par ce processus, Paul montre que la loi, sainte, juste et bonne (7.12), sert dans le dessein divin à révéler la puissance du péché et la faiblesse de la chair prise sous son contrôle. La loi n’a aucune puissance sur notre chair pour refréner nos désirs peccamineux, et ce malgré nos bonnes intentions ou nos efforts. Ce n’est pas en essayant d’obéir à la loi que nous porterons du fruit.
Il ne faudrait toutefois pas penser que le ch. 7 décrit toute la vie chrétienne, mais elle met en évidence le besoin d’une force nouvelle. Un simple changement de statut ontologique nous aurait justifié mais n’aurait pas suffi pour nous permettre de mettre en pratique l’appel de 6.12 de ne pas laisser régner le péché dans notre corps. C’est pourquoi la puissance de l’Esprit est indispensable (ch. 8). Ainsi, il faut marcher selon l’Esprit (8.4), et faire mourir les actions du corps par l’Esprit (8.13). Malgré nos liens anthropologiques avec Adam, nous ne sommes plus ontologiquement asservis au péché (le « je » ne se décrit jamais comme tel) mais nous sommes sous l’emprise de l’Esprit (8.9) qui nous ressuscitera au dernier jour :
Et si Christ est en vous, le corps, il est vrai, est mort à cause du péché, mais l’esprit est vie à cause de la justice. Et si l’Esprit de celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts habite en vous, celui qui a ressuscité le Christ-Jésus d’entre les morts donnera aussi la vie à vos corps mortels par son Esprit qui habite en vous. (Rm 8.9–10)
Il est judicieux de se demander aussi pourquoi Paul a choisi d’argumenter de son point de vue en employant la première personne, plutôt que de continuer avec les autres pronoms. Timmins met cette question dans le contexte du but de Paul pour sa lettre et propose en effet que « toute lecture de Rom 7 doit expliquer comment il fonctionne pour persuader les croyants de Rome de s’unir autour de la vision de [son] l’Évangile. »[6] Selon lui, c’est une manière pour Paul de se placer de manière très évidente du côté de ses lecteurs afin de ne pas les froisser en se montrant subir l’ampleur de ses propos[7]:
La fonction représentative du « je » est liée à l’exigence de l’occasion de la lettre. Paul cherche à obtenir l’adhésion de son auditoire à son évangile et à une mission auprès des païens qui n’attribue à la loi d’Israël aucun rôle dans l’apport du salut aux nations. Ce n’était pas une entreprise facile, et ce dont nous sommes témoins dans Rom 7, tant dans le contenu que dans la forme du discours d’ἐγώ, c’est du tact pastoral et de la sagesse de Paul dans la gestion de cette situation.
Nous estimons la position de Timmins très persuasive. Elle explique l’existence de toutes les autres interprétations, elle donne sens à tous les détails du texte et inscrit le chapitre 7 harmonieusement dans son contexte plus large.
Quelles en sont donc les conséquences pour la vie chrétienne ?
Considérations pastorales
Paul ne cherche pas à mettre en évidence l’incapacité du chrétien à faire le bien mais plutôt la faiblesse de sa chair adamique qui, elle, a toujours une propension au mal et est incapable d’obéir à Dieu.
La réalité de la lutte contre le péché. L’on reproche souvent à l’interprétation d’un « je » chrétien qu’elle présente une image bien trop pessimiste de la vie chrétienne : faut-il s’attendre à une défaite totale face au péché ? Timmins résume son argumentation ainsi : le chapitre 7 de l’épître aux romains décrit « l’expérience d’un chrétien » et non « l’expérience chrétienne » (de l’Esprit, en Christ)[8]. Ainsi, Paul ne cherche pas à mettre en évidence l’incapacité du chrétien à faire le bien mais plutôt la faiblesse de sa chair adamique qui, elle, a toujours une propension au mal et est incapable d’obéir à Dieu. Tout chrétien honnête peut confesser son impuissance comme le fait Paul, et languir après un corps nouveau. Nous pouvons donc être rassurés que cette sensation de faiblesse est normale ; même l’apôtre Paul l’a connue. Devenir chrétien ne signifie pas que résister au péché deviendra chose aisée. Laissé à nous même, c’est impossible. Mais nous avons une force nouvelle prodiguée par le Saint-Esprit qui demeure en nous et qui nous permet de plaire à Dieu (ch. 8).
Nous sommes donc encouragés à persévérer dans la foi : croyons en la justification et en notre ontologie nouvelle malgré la permanence du péché.
La vie de foi. Nonobstant la négation de son anthropologie (ch. 7), par la foi, le chrétien continue à penser et agir selon sa nouvelle ontologie en Christ, en marchant selon l’Esprit. Malgré les apparences trompeuses, il se considère mort au péché (6.11). Bien qu’enclin au péché, il n’est plus pécheur dans le sens ontologique. Le cri des vv. 24–25 est alors une confession de foi du croyant qui peut à la fois honnêtement reconnaître la réalité du péché et fonder son assurance sur la délivrance future en Christ. Nous sommes donc encouragés à persévérer dans la foi : croyons en la justification et en notre ontologie nouvelle malgré la permanence du péché.
Justifié mais pécheur. La dichotomie anthropologie/ontologie nous permet de mieux comprendre cet intermédiaire dans lequel le chrétien se trouve, où il bénéficie de toutes les bénédictions spirituelles en Christ, tout en attendant encore leur pleine consommation. Mais il est faux de nous considérer pécheurs dans un sens ontologique. C’est l’erreur que Benjamin Eggen veut corriger dans son récent article en affirmant que « nous sommes justifiés en Christ » et que « notre statut a changé ». Notre ontologie est nouvelle, et grâce à l’œuvre rédemptrice de Christ nous sommes saints. Cela dit, le blogueur concède que nous continuons de pécher, et pourtant il semble résister à ce que nous qualifions le chrétien de pécheur. Timmins nous permet d’éviter la confusion en admettant que notre anthropologie est bel et bien pécheresse. Le péché reste une constante dans notre vie malgré que nous ayons changé de maître parce que nous gardons, pour le moment, notre corps mortel. C’est ce que Luther exprime si bien par sa maxime simul justus et peccator, nous sommes à la fois justes et pécheurs, mais sur des plans différents.
L’espérance du chrétien. Le chrétien peut s’appuyer sur son espérance certaine, et c’est pourquoi Paul commençait ainsi au ch. 5: « Nous nous glorifions dans l’espérance de la gloire de Dieu […] même dans les tribulations » (v. 2). En fait, elle est déjà accomplie en Christ et le chrétien y participe[9] (bien que sans encore la posséder anthropologiquement[10]) par le même Esprit qui donne vie aux ossements d’Israël (Ez 37), qui a relevé Jésus d’entre les morts, et qui permet de marcher dans la nouveauté de vie (6.4, 7.6, 8.4). Nous n’attendons que la résurrection des corps, le jour où notre anthropologie sera enfin conforme à notre ontologie. Nos observations collent bien avec toute la section des chs. 5–8 qui se veut d’encourager et d’assurer le chrétien de la différence réelle que produit l’Évangile des chs. 1–4, malgré la réalité du péché, la souffrance et la mort. Le chrétien continue donc à espérer en la gloire à venir (8.18), la rédemption de son corps de mort (8.23).
Ce chapitre 7, de pair avec le ch. 8, est donc d’une grande pertinence pastorale car il donne un juste regard sur notre humanité en parallèle avec notre nouvelle identité, et nous indique la bonne attitude dans l’attente de notre espérance glorieuse.
Conclusion
La position de Timmins envisage un « je » « à la fois plus particulier et plus universel » que toute autre interprétation où la première personne représenterait un groupe de personnes[11]. Plus particulier parce qu’il décrit bel et bien l’expérience personnelle de Paul, l’auteur chrétien de l’épître ; plus universel car il est paradigmatique et représentatif pour toute l’humanité qui partage une anthropologie adamique. Le travail de Timmins nous est persuasif parce qu’il répond à toutes les difficultés du passage, il s’inscrit fidèlement dans le contexte de l’argumentation du chapitre 7 et plus largement de la section des chs. 5–8. La distinction entre notre anthropologie et notre ontologie est la clé qui rend cette interprétation particulièrement attractive. De plus, Timmins explique l’origine des autres positions et trace une via media entre elles. Nous estimons donc que sa proposition est tout à fait convaincante.
Nous en tirons des conclusions pastorales profitables quant à la nature humaine, à la lutte contre le péché, à l’attitude de foi en la transformation ontologique opérée par l’Évangile et à notre espérance.