L’année 1973. Je suis étudiant dans la ville de Manchester. Je suis en train de terminer mes études, et un homme d’affaires local invite un orateur pour une réunion importante qui se tiendra dans une salle à l’Université. Je connais son nom : Frère André… le fondateur de Portes Ouvertes. Je fais partie de l’équipe d’intendance. Pratiquement 50 ans plus tard, je garde encore le souvenir de cet homme, sur l’estrade, en train de nous lancer un défi, à nous, jeunes chrétiens. « Dans la Bible, Dieu vous demande d’aller… il ne vous dit pas que vous pourrez revenir … »
En quittant la salle, après avoir rangé les chaises, j’ai aperçu André assis dans une voiture, visiblement épuisé. Je me suis dit « Oui, le service pour Dieu a un coût, un prix. Il est prêt à le payer ».
Dix années plus tard, je commence à travailler pour la mission Portes Ouvertes en France, et c’est lors de mon premier voyage aux Pays-Bas, siège de la mission, que je rencontre à nouveau Frère André.
Il était déjà un « héros » spirituel. Le premier livre que j’avais lu après ma conversion était « Le Contrebandier », l’histoire de comment ce jeune homme de 25 ans avait rencontré Dieu, puis « découvert » une église persécutée derrière le rideau de fer. C’était un récit qui racontait comment, tout seul, il avait commencé à passer en contrebande des bibles aux églises dans la persécution. En dehors de présenter la mission dans les églises, mon travail consistait à participer à cette action de contrebande. J’ai vu la façon méthodique, recherchée, pratique avec laquelle c’était organisé, et j’ai pu mesurer l’impact de ces bibles chez les chrétiens d’Europe de l’Est et de l’URSS.
Mais pendant ces premiers mois, j’avais vite compris qu’André était déjà « ailleurs ». Il avait « quitté » l’Europe de l’Est ; il s’était tourné vers le Moyen Orient islamique, les révolutions marxistes en Amérique Latine et les troubles en Afrique. Il était à la recherche de ses frères et sœurs persécutés.
Pionnier
André était d’abord un pionnier. Un homme qui n’avait peur de rien. Plus un endroit semblait conflictuel, là où les chrétiens étaient en danger, plus il sentait l’appel de Dieu. « Si je n’étais pas devenu chrétien, avait-il dit, j’aurais été un révolutionnaire. Je comprends les terroristes. Je sais comment leur parler ». Il me raconte un jour : « Je monte dans un avion, à destination du Moyen Orient. Je vois un grand Sheikh puissant s’assoir en première classe. Je dis à Dieu : avant la fin du voyage, je veux être assis à côté de lui ». Là où l’endroit était le plus « chaud » pour les chrétiens, c’est là où André se rendait… à Beyrouth pendant la guerre civile, au Pakistan chez les Talibans…. Quel encouragement pour les chrétiens!
La motivation d’André n’était pas l’aventure, même s’il avait bien plus de courage que moi ! André avait compris que son appel était de fortifier ceux qui étaient persécutés pour leur foi. « Nous sommes une mission pour la fin des temps », disait-il.
Prophète
André était également un prophète. Le matin, quand il partageait avec nous une étude biblique, il venait avec, dans une main, la bible, et dans l’autre, un classeur plein de coupures de journaux, de citations, de reportages qu’il avait vus à la télévision. Il vivait avec « un œil sur la Bible, et l’autre œil sur le monde ». Comme un prophète de l’Ancien Testament, ses yeux étaient autant sur les nations qui persécutaient Israël, que sur le peuple de Dieu lui-même. Lors d’une de mes premières rencontres avec lui, en 1983, il a lancé les « 7 ans de prière pour l’Union soviétique ». Il avait compris l’enjeu géopolitique. Moscou était le pouvoir derrière la persécution en URSS et en Europe de l’Est. Il fallait prier pour l’URSS. Et exactement 7 ans plus tard, le rideau de fer est tombé !
André avait toujours 10 ans d’avance sur la mission qu’il a fondée. Ses prises de position n’étaient pas toujours appréciées par tout le monde. Est-ce qu’il avait plus à cœur les chrétiens persécutés palestiniens que la nation d’Israël ? Certains évangéliques désapprouvaient. André disait « La meilleure façon d’aimer Israël est de convertir ses ennemis ».
Son livre « Et Dieu changea ses plans » a également fait des remous. « Dieu ne change jamais d’avis », ont dit certains. Dieu sait tout. Mais le message d’André était clair. Il ne faut pas être fataliste, et croire que, si c’est comme cela, Dieu le veut ainsi, « Inshallah ». Non, il faut prier, et demander à Dieu de changer le monde. Son message n’a jamais été aussi actuel.
La personne
Et André, la personne ? André n’était pas naturellement relationnel. Pour quelqu’un dont la vision était d’atteindre les opposants les plus féroces à l’Évangile et de leur parler de Jésus, il était plutôt un introverti, plus à l’aise dans sa riche bibliothèque. Il n’était certainement pas un administrateur. Plusieurs fois, après avoir prêché devant des centaines de personnes, il me disait « Michel, emmène-moi à l’hôtel au plus vite ». Pourtant cet homme donnait sa vie pour nouer des relations avec des hommes comme Yasser Arafat, pour leur annoncer l’Évangile et leur présenter la cause des chrétiens, pour visiter les « madrassah » islamistes les plus radicales près de la frontière de l’Afghanistan. Pour cette raison, je l’admirais. Sa vision et sa foi lui permettaient de dépasser ses difficultés, pour se consacrer entièrement à l’œuvre à laquelle Dieu l’avait appelé.
André est resté actif dans son ministère jusqu’à ce que sa santé décline. A la fin de sa vie, sa passion était toujours pour le Pakistan et de voir la main de Dieu à l’œuvre dans les tribus islamiques sur la frontière afghane.
Sa vision ? Cela se passe pendant mes premières années en tant que responsable de Portes Ouvertes France. Frère André doit parler dans une grande réunion à Paris devant des centaines de chrétiens. Nous sommes dans la chambre d’hôtel. Nous prions puis nous nous levons pour nous rendre à la rencontre. Il se tourne vers moi et me dit « Michel, l’important, c’est qu’avec Dieu, nous changeons le monde… »
Voilà l’héritage de Frère André.