Parfois les chrétiens discutent de la question de savoir si on peut pardonner à quelqu’un qui ne demande pas pardon. Beaucoup déclarent avec logique que si Dieu ne pardonne que ceux qui font appel à sa miséricorde, pourquoi devrions-nous adopter un critère différent ?
D’autres soulignent la longanimité de Dieu, c’est-à-dire sa miséricorde qui fait qu’il passe outre les péchés à cause de la croix. Ils rappellent que l’amour couvre une multitude de péchés (1 Pierre 4.8).
Les deux camps s’engagent souvent dans un dialogue de sourds. Je pense que la raison réside dans la perte des catégories morales. Comme l’a fait remarquer Alasdair MacIntyre, nous utilisons toujours le langage de la morale classique, mais nous avons oublié la structure de pensée qui lui donnait un sens. Ce manque apparaît dans nos débats sur le pardon. Et il se peut qu’il soit rafraîchi dans nos esprits à cause d’Erika Kirk, qui, dans un moment de clémence miséricordieuse, a pardonné au meurtrier de son mari.
Aux funérailles de son mari, Erika a dit :
« Sur la croix, notre Sauveur a dit : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font ». Cet homme- ce jeune homme- je lui pardonne. Je lui pardonne parce que c’est ce que Christ a fait. Et c’est ce que Charlie aurait fait. La réponse à la haine n’est pas la haine. La réponse, nous le savons au travers de l’Évangile, c’est l’amour. Toujours l’amour. L’amour pour nos ennemis. L’amour pour ceux qui nous persécutent ».
Aucun chrétien ne peut lire ces mots sans être impressionné. Nous devons faire confiance à notre instinct. Mais nous devons ensuite raisonner bibliquement pour confirmer nos instincts ou pour découvrir en quoi ils peuvent être erronés. Sinon, nous risquons de nous laisser guider par une boussole morale endommagée.
Erika Kirk n’a pas cherché à se venger ; elle a permis à l’amour de couvrir le péché.
Je crois que les paroles d’Erika sont bonnes et justes. Mais pour voir clairement pourquoi, nous avons besoin du vocabulaire moral plus ancien du pardon, de la clémence et de la miséricorde, et de faire usage des catégories politiques que sont la personne publique et la personne privée.
Qu’a fait Erika en pardonnant au meurtrier ?
Si Erika était une personne ayant une fonction officielle, comme un juge par exemple, nous devrions qualifier son acte soit d’acte injuste soit d’acte exceptionnel doté d’une miséricorde excessive, un acte qu’il serait difficile de justifier. Un officier de police doit arrêter un tireur et un juge doit le punir. Un juge peut, cependant, manifester de la clémence en adoucissant une sentence, ou il peut se tromper en punissant durement au-delà de ce qui est juste. Mais ce sont là des actes publics liés à une fonction spécifique..
Erika est une personne privée. Le meurtrier de son mari l’a douloureusement meurtrie. En lui pardonnant, elle ne le fait pas devant un tribunal ni ne le justifie devant Dieu. Ce qu’elle a fait, c’était d’exercer la clémence : elle a repoussé la haine et le désir de vengeance, se libérant elle-même de l’emprise du mal causé par cet homme.
Le mot clémence signifie ne pas donner à quelqu’un ce qu’il mérite, par douceur d’esprit. Ou, comme le dit Sénèque, la clémence est « une disposition de l’âme à la douceur dans l’application des peines» (De la clémence, 2.3.1). Il s’agit d’une forme de miséricorde, en partie liée à la tolérance dont Dieu fait preuve à l’égard de nos péchés.
Ce qu’elle a fait, c’était d’exercer la clémence : elle a repoussé la haine et le désir de vengeance, se libérant elle-même de l’emprise du mal causé par cet homme
L’amour couvre une multitude de péchés
L’amour couvre une multitude de péchés. Regardez ces versets :
- Proverbes 10:12 : « La haine fait surgir des conflits, alors que l’amour couvre toutes les fautes ».
- 1 Pierre 4:8 « Avant tout, ayez un amour ardent les uns pour les autres, car l’amour couvrira une foule de péchés ».
- Proverbes 17:9 : « Celui qui couvre une offense recherche l’amour, celui qui la rappelle dans ses discours divise les amis ».
Chaque passage s’adresse à des personnes privées. Chacun d’eux nous pousse à juger les péchés avec douceur, afin de les couvrir avec amour plutôt que de nourrir du ressentiment. Selon notre tradition morale, cette sorte de couverture pleine de miséricorde était appelée la clémence.
Comment Erika a-t-elle fait pour pardonner une offense ?
Il est clair qu’Erika n’a pas pardonné au meurtrier de son époux dans le sens judiciaire, et elle ne l’a pas non plus justifié devant Dieu. Elle a pardonné en tant que personne privée. En ce sens, elle a pardonné une offense faite contre elle-même, en usant de clémence. Elle n’a pas cherché à se venger ; elle a permis à l’amour de couvrir le péché.
Et pourquoi ne le ferait-elle pas ?
L’alternative serait de s’accrocher à une soif de violence, ou de laisser sa paix dépendre de la demande de pardon que le meurtrier fera peut-être un jour. Ce serait la lier au mal qu’il a fait et aux caprices d’un meurtrier. Liée à lui, elle ne serait jamais libre.
Au lieu de cela, elle a fait ce que tout chrétien peut faire dans de tels moments. Elle a laissé l’amour couvrir le péché. Elle n’a pas nié la nécessité d’une justice civique. Elle n’a pas prétendu prendre la place de Dieu pour justifier les pécheurs. Elle a refusé d’être liée au choix d’un meurtrier et a laissé la clémence la guider.
Puis-je pardonner à quelqu’un s’il ne me demande pas pardon ?
Oui, parce que pardonner une offense est la caractéristique d’une grande âme pleine de clémence.
Il est possible que le pardon, dans son sens premier, exige la réconciliation. Je n’en suis pas convaincu. Mais même si c’était le cas, nous avons encore plus de catégories qu’un simple échange entre repentance et pardon. L’acte d’Erika nous montre que le pardon peut aussi prendre la forme de la clémence personnelle, une miséricorde qui couvre le péché sans l’excuser.
Je suis convaincu qu’il y a plus de catégories que :
(a) le pardon
(b) qu’on achète en échange d’une repentance
(c) qui débouche sur la réconciliation.
J’invite les lecteurs à se demander si des mots tels que miséricorde, amour, clémence et pardon, ainsi que la distinction entre personnes publiques et privées, pourraient les aider à voir ce que leur instinct leur dit déjà : ce qu’a fait Erika est magnifique.