L’herméneutique, un défi et une réalité universelle
Bien comprendre et bien appliquer les propos d’autrui est un constant défi que tous expérimentent continuellement. Personne ne peut prétendre se soustraire à cette réalité. Par exemple, si votre voisin vous dit : « Ce soir on va mettre le feu ! », vous allez chercher des indices afin de comprendre ce qu’il veut dire. Veut-il commettre un acte criminel ? Manifestement, il est en train de décorer sa cour pour ce qui semble être une grande fête d’été[1]. Vous comprendrez alors que ce « feu » est une image et qu’il faut prendre sa déclaration au second degré. Bien interpréter ne permet pas seulement de mieux comprendre les informations, cela permet aussi de bien appliquer l’information. Conséquemment, si vous croyez avoir compris que votre voisin projette de brûler une maison, vous allez appeler la police. Cependant, si vous comprenez qu’il organise la plus grande fête de l’année, vous allez vouloir vous faire inviter à cette fête. Si l’interprétation est un défi duquel découle de véritables enjeux que nous prenons généralement au sérieux, combien plus devrions-nous considérer avec ce même sérieux la Bible qui est Parole de Dieu.
Le but et la démarche de cette nouvelle série d’articles
C’est justement dans le but d’éclaircir et d’affiner notre réflexion et notre pratique de l’herméneutique (Déf. l’art et la science de l’interprétation) que nous lançons une nouvelle série d’articles intitulés « Les défis de l’herméneutique ». Ce que tu crois influence la manière dont tu te comportes, et la manière dont tu te comportes révèle ce que tu crois vraiment ! Travailler avec diligence à interpréter soigneusement la Bible est donc le fruit direct d’un extrême respect et de la haute vision que nous avons de cette dernière. Tous les pasteurs possèdent quelques bases concernant ce sujet, mais est-ce vraiment nécessaire d’aller plus loin que quelques formations élémentaires ? Nous attendons tous d’un banquier ou d’un chirurgien qu’ils possèdent un peu plus qu’une formation de base dans leurs domaines respectifs. Cela témoigne, encore une fois, de la haute vision que nous avons de leurs disciplines. Pourquoi aurions-nous une vision inférieure en ce qui concerne la Parole de Dieu ? Or, le prédicateur doit utiliser les mots avec autant de rigueur qu’un banquier qui compte l’argent et autant de finesse qu’un médecin qui manie le scalpel[2] . Je dirais même avec plus de rigueur et de finesse encore, car dans une main vous avez la Parole du Dieu vivant et dans l’autre Son peuple.
Néanmoins, l’herméneutique est un sujet vaste, et lorsqu’on s’y intéresse plus sérieusement, on pourrait facilement avoir le vertige face à la quantité d’informations qui existent. C’est pourquoi, à travers cette série, nous allons tenter de faire un peu le ménage dans tout cela en répondant à plusieurs questions en lien avec notre propos. Des questions telles que : Quels liens existent-ils entre l’herméneutique moderne et l’histoire de l’herméneutique de l’Église ? Qu’est-ce qu’une herméneutique évangélique légitime ? Quoi penser des approches modernes et post-modernes de l’herméneutique ? Comment évaluer et utiliser à bon escient tous les outils et articles disponibles sur le sujet ?
Ne tenons rien pour acquis. Avant d’aller plus loin dans cette série, répondons à la toute première question qui s’y impose : pourquoi interpréter ?
Pourquoi interpréter ?
Nous aimerions tous que la Bible se présente à nous comme une simple liste d’instructions claires et adaptées à la vie quotidienne. Cependant, ce n’est pas sous cette forme que Dieu lui-même a désiré nous communiquer sa révélation. Le danger est donc de réduire la Bible à un manuel d’instructions, alors qu’il s’agit en majorité d’une grande œuvre narrative, parsemée de belles poésies et parfois de grands discours éloquents construits avec une cohérence à toute épreuve, qui trouve son paroxysme dans l’œuvre du Christ à la croix. C’est de manière variée et complexe, unie et cohérente à la fois, comme un diamant aux multiples facettes, que la Bible se présente à nous. C’est donc comme tel, dans sa complexe variété, que nous devons l’honorer[3]. Pourtant, dans certains cercles évangéliques, il est parfois possible d’entendre deux objections fréquentes face au travail d’interprétation des Écritures. Nous allons brièvement tenter d’y répondre.
Il n’est pas nécessaire d’interpréter les Écritures, il suffit d’avoir l’Esprit.
Dans un module d’herméneutique, le professeur Jean-Sébastien Morin propose un petit exercice afin de mieux saisir l’importance du travail d’interprétation[4]. Nous proposons aussi au lecteur de cet article de faire cet exercice fort enrichissant. Dans un instant, nous allons vous soumettre un verset, prenez dix minutes pour prier, lire le passage puis demander au Saint-Esprit de vous ouvrir les yeux et d’illuminer votre cœur, afin d’interpréter correctement le verset en question. Voici le verset que vous devez interpréter avec l’aide unique de l’Esprit :
ΟΙ ΙΟΥΔΑΙΟΙ ΗΜΕΙΝ ΟΥΚ ΕΞΕΣΤΙΝ ΑΠΟΚΤΕΙΝΑΙ
ΟΥΔΕΝΑ ΙΝΑ Ο ΛΟΓΟΣ ΤΟΥ ΙΗΣΟΥ ΠΛΗΡΩΘΗ ΟΝ ΕΙΠΕΝ ΣΗΜΑΙΝΩΝ
ΠΟΙΩ ΘΑΝΑΤΩ ΗΜΕΛΛΕΝ ΑΠΟΘΝΗΣΚΕΙΝ ΙΣΗΛΘΕΝ ΟΥΝ ΠΑΛΙΝ ΕΙΣ ΤΟ
ΠΡΑΙΤΩΡΙΟΝ Ο ΠΙΛΑΤΟΣ ΚΑΙ ΕΦΩΝΗΣΕΝ ΤΟΝ ΙΗΣΟΥΝ
ΚΑΙ ΕΙΠΕΝ ΑΥΤΩ ΣΥ ΕΙ O ΒΑΣΙΛΕΥΣ ΤΩΝ ΙΟΥΔΑΙΩN
Commencez-vous à comprendre l’enjeu de l’interprétation biblique ? Ce n’est pas honnête de dire que l’Esprit seul peut vous révéler le sens d’un texte, alors qu’en réalité vous dépendez des études de langues, de traductions diverses et des études d’un autre. Jamais dans la Bible l’Esprit n’est présenté comme un raccourci divin au travail diligent et à l’effort humain. Autrement dit, pour en arriver là où vous en êtes, vous avez bénéficié de l’érudition des autres, tout en professant que vous, vous n’avez pas besoin d’études pour comprendre la Bible. Si tel est votre cas, il faut reconnaître cette malhonnêteté intellectuelle. Le problème n’est donc pas de reconnaître le besoin d’un travail d’analyse exigeant, mais plutôt ce que cette reconnaissance implique. Le passage grec présenté plus haut à titre d’exemple, représente ce à quoi ressemblent les textes que nous possédons qui sont les plus proches des originaux. L’étudiant doit commencer à comprendre que pour interpréter le texte, il doit déjà être en mesure de s’approprier une autre langue que la sienne. Mais ce n’est pas tout. Avec une langue viennent aussi des référents culturels, géographiques, politiques et autres. En réalité, un monde nous sépare de ces textes anciens. Comme le dit Jean-Sébastien Morin dans son module, jamais un prédicateur sous l’inspiration de l’Esprit n’a dit un dimanche matin en ouvrant sa Bible : « Éphèse est une ville de Lydie, sur la côte occidentale de l’Asie Mineure, qui accueille le temple de la déesse Artémis[5] ». Il serait bien d’éclaircir ce dernier point à l’aide des propos du professeur Dominique Angers :
La notion de « travail d’analyse exigeant » peut paraître inacceptable à certains, car elle semble supposer que le message de la Bible ne serait alors accessible qu’à une élite intellectuelle. Dieu n’a-t-il pas voulu, au contraire, parler à tous, même aux plus simples ? Une telle réaction est tout à fait compréhensible, et il est effectivement primordial, comme nous le verrons, d’affirmer que le message global de l’Écriture est clair en soi. Par « travail d’analyse exigeant », nous entendons simplement une « réflexion approfondie » à laquelle, nous le croyons, tous sont conviés. Cela dit, nous devons reconnaître la présence d’une saine tension dans la Bible. D’une part, tout le peuple de Dieu peut comprendre l’Écriture, qui n’est donc pas « hors de [sa] portée » (Dt. 30.11, au sujet de la loi). D’autre part, le peuple de Dieu a toujours eu besoin d’enseignants. Dans l’Ancien Testament, Esdras, par exemple, étudiait la loi « pour apprendre à Israël les prescriptions et les règles » (Esd. 7.10). L’Église compte également ses enseignants aujourd’hui (Ep. 4.11). Ainsi, on peut affirmer que certains prennent une part plus grande dans le travail d’analyse de la Bible (les enseignants).[6]
Il suffit de lire et d’obéir, voilà tout[7]
Cet argument est à la fois naïf et irréaliste à cause de l’oubli de deux facteurs importants profondément liés à tout acte de lecture : 1) la nature du lecteur et 2) la nature du texte[8]. Le professeur Warner G. Jeanrond exprime bien le défi de ces deux natures lorsqu’il dit :
Toute œuvre d’art appelle une interprétation, et toute interprétation doit exposer ce qui la conditionne, y compris nos angles d’analyse, les ressources et les limites de notre potentiel interprétatif. Nos capacités d’interpréter sont elles-mêmes conditionnées, tout d’abord par nos histoires propres et tout ce qui nous a construits, puis par le contexte dans lequel nous vivons.[9]
Qu’est-ce que cela veut dire ? Eh bien, en tant que lecteur, nous apportons tous tout ce que nous sommes et tout ce que nous avons appris dans la vie. Autrement dit, nous lisons toujours un texte selon notre propre point de vue et avec des lunettes subjectives qui interprètent le texte selon nos présupposés et nos acquis. Depuis Heidegger et Gadamer, nous sommes plus que jamais conscients que la lecture est une collision entre notre horizon (nos perspectives économiques, politiques, cultuelles, artistiques et culturelles), et celui du texte. Notre passé, nos acquis et nos présupposés sont susceptibles de parasiter l’interprétation que l’on peut faire d’un texte.
Puis, en tant que texte, la Bible aussi et ses différents auteurs possèdent des horizons. La Bible se présente comme un écrit antique subordonné à une histoire ancienne, des codes et des valeurs anciens dictés par des conventions anciennes. Autrement dit, la Bible est un texte ancien séparé par un fossé immense du monde occidental moderne du lecteur[10]. La combinaison complexe de la nature d’une lecture et de celle de la Bible fait de l’effort et du travail d’étude un processus obligatoire pour tous, et personne ne peut en faire l’économie.
En conclusion
L’antidote d’une mauvaise interprétation n’est pas de rejeter le travail d’interprétation, mais de disposer d’une méthode de lecture rigoureuse, objective (autant que possible) et composée de divers critères éprouvés par le temps et approuvés par la pratique[11]. Bien entendu, tout cela dans une disposition spirituelle qui reconnaît la Bible comme Parole de Dieu et avec un désir constant de s’y conformer fidèlement.
Un texte peut transformer la perception, la compréhension et les actions d’un lecteur, mais un texte peut aussi souffrir d’être transformé et dénaturé par cedit lecteur[12]. Une bonne herméneutique nous protège de tomber dans ces écueils. Nous avons donc pour première responsabilité de bien comprendre le texte biblique, ce que l’Esprit a voulu inspirer, et ensuite, de partager ce précieux savoir comme nous le rappelle la rencontre entre Philippe et l’eunuque éthiopien : « Il répondit : Comment le pourrais-je [comprendre le texte], si personne ne me l’explique ? » (Ac. 8.31).
Les défis de l’herméneutique, article 1