Bienvenue dans le plus étrange des mondes
Carl Trueman commence son livre en peignant un tableau du monde dans lequel nous vivons, évoquant un univers où rien ne se déroule comme prévu. Quelques décennies ont suffi à inverser des valeurs qu’on pensait immuables. Par exemple, alors que nos grands-parents voyaient le mariage comme l’union exclusive d’un homme et d’une femme, cette vision est désormais profondément remise en question.
Au sein d’une même société, d’une même église et même d’une même famille, les valeurs orthodoxes se confrontent aux opinions dominantes de la culture contemporaine. Que nous soyons pasteur, parent ou étudiant, l’enjeu est de taille. Car ce qui résulte de cette tension, n’est qu’incompréhension, douleur et conflit.
Cependant, peut-on blâmer ce changement de valeurs, alors qu’il y a quelques siècles, des générations entières prônaient l’esclavage ? Nos opinions ne seraient-elles pas simplement le reflet d’une éducation ? Ne devrions-nous pas réévaluer les opinions traditionnelles sur la sexualité, le mariage et le genre comme nous l’avons fait à juste titre pour l’esclavage ?

Le plus étrange des mondes
Carl Trueman
Dans Le plus étrange des mondes, Carl R. Trueman examine les facteurs historiques, philosophiques et technologiques à l’origine des débats actuels sur l’identité. Ce livre propose une analyse accessible des diverses influences qui ont contribué à ce phénomène, y compris la technologie et la pornographie, ainsi que les idéologies culturelles, depuis le mouvement romantique jusqu’à la nouvelle gauche. En offrant une perspective biblique du concept de la personne, l’auteur affronte l’ère actuelle de l’« individualisme expressif », montrant aux lecteurs comment interagir avec une culture qui est souvent hostile aux convictions chrétiennes.
L’auteur explique cette confusion en soulignant que l’évolution rapide de notre monde, rend difficile la recherche de repères fiables dont nous avons besoin pour nous orienter dans ce qu’il décrit comme un « apparent chaos environnant [1] ». Il identifie un point commun à tous ces changements : la notion du moi, c’est-à-dire la conscience que j’ai de moi-même, de mon corps physique, de mon esprit et de mes expériences.
Nous avons alors deux conceptions du « moi » : soit il est défini par nos obligations envers les autres et notre dépendance à la communauté, soit il est défini par notre liberté et notre capacité à forger notre propre identité. L’auteur soutient que cette deuxième conception, largement adoptée par l’Occident, est la toile de fond de la révolution sexuelle, menant à rejeter ou dénoncer les mœurs sexuelles traditionnelles. Une telle vision du moi est définie par ce qu’on appelle l’individualisme expressif.
L’auteur pose alors la thèse de son livre : Comment en sommes-nous arrivés là, alors que si peu de personnes aujourd’hui connaissent Jean-Jacques Rousseau, Nietzsche et Michel Foucault, des penseurs ayant influencé la conception du « moi » en Occident, et encore moins ont lu leurs ouvrages ?
Dans les chapitres suivants, Carl Truman nous expliquera que le moi moderne est plus intuitif qu’intellectuel dans son rapport au monde. Il nous proposera un cadre pour mieux comprendre l’imaginaire social occidental moderne qui nous façonne tous.
Des racines romantiques
Bien sûr, plusieurs éléments, des idées aux innovations technologiques, doivent être pris en compte pour explorer la thèse proposée par Carl Truman. Dans ce chapitre, l’auteur s’intéresse à l’autorité attribuée aux sentiments intérieurs. Ces dernières années, nous sommes passés de la reconnaissance de l’existence des émotions à leur considération comme un élément essentiel de notre identité. L’auteur explique ce changement en exposant la pensée de deux philosophes influents.
René Descartes : Son doute systématique a placé la pensée humaine comme fondement de la certitude, comme le souligne sa célèbre citation : « Je pense donc je suis [2] ». Son opposition entre le corps et l’esprit a ainsi ouvert la voie au transgenrisme.
Jean-Jacques Rousseau : Ce philosophe a été particulièrement convaincant lorsqu’il plaça les sentiments au cœur de l’identité humaine et considéra la culture ambiante comme un obstacle à l’harmonie entre l’homme et ses sentiments. Pour connaître une personne, il est devenu essentiel de connaître ses pensées intérieures, d’où la qualité si recherchée de l’authenticité. Cela explique pourquoi les « talk-shows », qui favorisent les conversations à cœur ouvert, sont de plus en plus nombreux.
Beaucoup se souviennent de cette célèbre citation de Rousseau apprise en cours de philosophie : « L’homme est né naturellement bon, c’est la société qui le corrompt [3]. ». Cette pensée a eu le temps d’infuser la culture ambiante au fil des ans, au point où les facteurs environnementaux peuvent atténuer la responsabilité d’une personne coupable d’un crime. Cependant, il est possible d’admettre l’influence de la société sur notre comportement tout en ne partageant pas l’idée que l’homme naît naturellement bon. Nous avons ici une pierre angulaire de l’autel de l’égoïsme moderne dans l’imaginaire occidental.
Cependant, si la thèse de Rousseau était entièrement acceptée, nous chercherions tous à retrouver notre bon sauvage, et nous aboutirions à une société où chacun serait dépouillé de toutes conventions et normes sociales, menant à une structure morale unique. Alors, comment peut-on expliquer l’offense ressentie par un groupe lorsque ses conceptions du bonheur sont contestées par un autre groupe?
Prométhée délivré
Le moi moderne confère l’autorité aux sentiments intérieurs tout en refusant de reconnaître à la nature humaine une valeur morale intrinsèque.
Karl Marx : ce philosophe communiste niait toute possibilité d’un Dieu en dehors de l’univers matériel qui pourrait établir des principes moraux. Il poussa son matérialisme au point d’affirmer que les relations économiques entre les individus exercent l’influence la plus profonde sur la conscience de soi. Notre identité découlerait donc de notre rôle économique au sein de la société que nous fréquentons. Une des implications de sa pensée est que l’ouvrier, qui travaille durement en usine sans recevoir une récompense proportionnelle à ses efforts, se retrouve frustré et aliéné. Par conséquent, il soulage cette frustration en croyant en un Dieu qui ne serait qu’une représentation imaginaire d’une humanité juste. Il ira jusqu’à affirmer que les impératifs moraux religieux ne sont qu’un outil utilisé par la classe économique supérieure pour maintenir les ouvriers dans l’obéissance et maximiser leur productivité. Ainsi, la religion devient l’opium du peuple. Elle devient alors infantile et oppressive, et doit être abolie au nom de la liberté.
Friedrich Nietzsche : Comme Marx, il fut surpris de constater que, malgré la discréditation de la foi chrétienne par les Lumières, la religion continuait d’influencer ceux qui avaient rejeté l’existence de Dieu. Toutefois, Nietzsche reconnaît que sans l’existence de Dieu, il n’y a pas de finalité vers laquelle tous les êtres humains devraient orienter leur existence. Ainsi, si rien ne dépasse la matière, il n’y a aucune raison de croire en une norme morale absolue. Comme Marx, Nietzsche conclut que la morale n’est qu’un outil pour qu’un groupe appuie son autorité sur un autre. Par conséquent, les humains doivent se libérer de la religion pour relever le défi de devenir ce que nous choisissons d’être. La moralité serait alors une question de goût, utilisée par les puissants pour maintenir leur pouvoir ou manipuler les plus faibles selon leurs désirs. Cela explique pourquoi une réaction émotionnelle de quelqu’un qui trouve une remarque offensante ou blessante est souvent jugée suffisante pour la considérer comme moralement répréhensible.
La pensée de Marx et de Nietzsche a conduit l’imaginaire social à concevoir que ce qu’une personne pense et fait ne regarde qu’elle, sans avoir à répondre à une puissance supérieure ni même à l’autorité de son propre corps.
Revue en 3 parties :
[3] Rousseau, Jean-Jacques, Émile, ou De l’éducation, 1762.