Julien sort de la fac, indifférent à ceux qui l’entourent. Il est perturbé, non pas par le cours en lui-même, sur le nazisme, qui ne lui a rien appris qu’il n’ait su déjà, mais par une photographie. Seulement une photographie. Elle a eu un tel impact sur lui qu’à partir du moment où elle est venue sous ses yeux, elle a happé toute son attention.
Il imagine … Un jour de printemps. Le ciel bleu. Les oiseaux. Le peuple, heureux, qui se presse, pour le voir, lui, leur « guide » suprême. Car il est là, au milieu d’eux. Leurs regards se tendent vers lui qui, en réponse à cet appel, pressant, prend dans ses bras un de ces nombreux enfants très blonds, aux yeux bleus, que les mères lui tendent. Il le porte et il l’élève vers le ciel, et il lui donne un baiser, avant de le rendre à sa mère. Aux yeux de Julien, la vision est insupportable. Cette photographie-là pourrait être jugée sans intérêt aucun. Le simple témoignage d’un instant de popularité…
Oui, mais voilà : il ne s’agit pas de n’importe qui, mais de Hitler. Et cette image se permute, dans l’esprit de Julien, avec d’autres images, d’autres dictateurs, qui ont fait la même chose, avec d’autres enfants, à la peau noire, ou jaune … Pourquoi les dictateurs prennent-ils, ainsi, les enfants en otage, dans leurs bras ? Il est clair que chacun d’entre eux, au moment où il l’a fait, savait parfaitement quel sens il donnait à ce geste, public. Et l’enfant qu’il prenait dans les bras devenait, malgré lui, un otage de sa puissance.
Julien a la pensée rivée sur cette action, qui pourrait passer pour banale, consistant à élever un enfant dans ses bras. Il se trouve que, ce matin-même, à son lever, Julien, comme chaque matin, a ouvert sa bible, pour y trouver la parole qu’il laisserait, en lui, travailler, au fil du jour. Et voici ce qu’il a lu : « A ce moment, les disciples s’approchèrent de Jésus et dirent : Qui est le plus grand dans le royaume des cieux ? Alors Jésus appela un petit enfant, le plaça au milieu d’eux et dit : En vérité, je vous le dis, si vous ne vous convertissez et si vous ne devenez comme les petits enfants, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux. »
Permutation des deux images : le dictateur élevant l’enfant, et Jésus, le plaçant au milieu d’eux. Dans un cas, c’est le dictateur qui, au travers de ce geste, cherche à affirmer sa bienveillance à l’égard du peuple, qu’il veut asservir. Dans l’autre, Jésus, lui, veut signifier la condamnation de la volonté de puissance.
Julien se dit que ce geste du Christ est magnifique, et que la manière dont sa signification a été détournée, à maintes reprises, dans l’Histoire, est révélatrice d’une ironie diabolique, qui le fait frémir.
Matthieu 18 : 2
« Alors Jésus appela un petit enfant, le plaça au milieu d’eux… »