Lorsqu’on veut citer un texte notoirement difficile de la Bible, 1 Pierre 3.18-22 fait généralement partie du top 5, si ce n’est du top 3. Un véritable « texte à tiroirs » qui paraît cumuler plusieurs difficultés !
Pour essayer d’y voir plus clair, commençons par considérer le contexte de ces quelques versets du chapitre 3 d’1 Pierre.
Un thème majeur de cette épître est l’exhortation que Pierre adresse à ses lecteurs à être « porteurs de bien » autour d’eux, agents de bénédiction dans une société pourtant hostile à leur foi. L’apôtre encourage les chrétiens d’Asie mineure à être connus par leurs contemporains pour leur « bonne conduite », y compris face à l’hostilité de leurs adversaires, afin de rendre un témoignage puissant à la vérité de l’Évangile.
Dans la foulée de cette exhortation, Pierre évoque l’exemple du Seigneur Jésus lui-même, « mort (…) pour les péchés, lui juste pour des injustes » (v. 18b) Devant une hostilité injuste, Jésus n’a pas rendu le mal pour le mal, mais a agi pour le bien des pécheurs. Jésus est ainsi donné en modèle aux frères et sœurs qui acceptent de « souffrir en faisant le bien » (v. 17).
Or, souligne Pierre, cette souffrance que Jésus a subie n’était pas en vain :
« Il a souffert une mort humaine, mais il a été rendu à la vie par l’Esprit. » (v. 18) Le mal et la mort n’ont pas eu le dernier mot. Jésus a vaincu la mort, Il a été rendu vivant par l’Esprit ! Voilà un puissant encouragement pour des chrétiens qui souffrent : ce n’est pas la fin de l’histoire !
Pierre pourrait s’arrêter là. Mais il poursuit : « Par cet Esprit, il est aussi allé prêcher aux esprits en prison, qui avaient été rebelles autrefois… » (v. 19) Non seulement Jésus a été ramené à la vie par l’Esprit, mais il a « prêché aux esprits en prison » par le même Esprit, affirme l’apôtre.
Et c’est là qu’il ouvre deux parenthèses successives, pour expliquer ce à quoi il fait référence. Qui sont ces « esprits en prison » ? Pierre le précise : « [ceux] qui avaient été rebelles autrefois, lorsque la patience de Dieu se prolongeait, aux jours où Noé construisait l’arche. » L’apôtre fait donc référence à des « esprits » qui s’étaient révoltés jadis, au temps de Noé.
Pierre va ensuite « rebondir » sur la référence au déluge pour établir un parallèle entre ce dernier et le baptême : de façon analogue à la famille de Noé, les chrétiens auxquels Pierre écrit sont un petit nombre de personnes qui échapperont au jugement en passant par l’eau. Il conclut la section en précisant que les baptisés ne sont pas sauvés par une purification extérieure mais par la transformation de leur conscience (v. 20-21). On retrouve ainsi le thème de la bonne conscience qui prévaut un peu plus tôt dans le chapitre. De même que le déluge fut l’occasion pour l’humanité d’un nouveau départ, le baptême marque un nouveau départ dans la vie du croyant, prêt à vivre désormais pour la justice.
Bien que le texte soit dense et le raisonnement complexe, on comprend « où va » Pierre. Il veut encourager ses lecteurs en leur affirmant qu’ils font le bon choix en faisant le bien quoi qu’il en coûte. Ils sont « du bon côté de l’Histoire », celui du Christ ressuscité comme de la famille de Noé sauvée des eaux.
Toutefois, il nous reste à répondre à cette question : que viennent faire ici les « esprits en prison » ? Pierre n’a pas inclus cette référence par hasard. Elle sert forcément son propos. Et c’est ce qui va nous guider pour comprendre le sens de l’expression.
Commençons par souligner le lien entre les « esprits en prison » et l’époque de Noé et du déluge (v. 20). Ce lien nous laisse deux possibilités :
- Soit les « esprits en prison » sont des hommes rebelles du temps de Noé
- Soit il s’agit d’esprits au sens de démons, d’anges déchus
S’il faut interpréter les « esprits en prison » comme se référant à des hommes, deux solutions principales (avec plusieurs variantes) existent. Commençons par une lecture de ce texte qui a pesé dans l’Histoire de l’Église. Elle affirme que Jésus, entre sa mort et sa résurrection, serait allé dans « le séjour des morts » pour prêcher aux croyants de l’Ancien Testament afin de leur offrir la possibilité de croire en Lui. Mais cette interprétation fait face à plusieurs difficultés majeures : d’abord, elle s’accorde mal au contexte (quel rapport avec l’encouragement que Pierre veut ici adresser aux chrétiens qui souffrent ?) Ensuite, il paraît très improbable que Pierre ait désigné par l’expression « esprits en prison » les croyants de l’ancienne alliance. Et s’il s’agit de tous les croyants de l’Ancien Testament, pourquoi parler spécifiquement de l’époque de Noé ?
De surcroît, cette lecture est théologiquement en tension avec la pleine suffisance de la mort expiatoire de Jésus, y compris pour les croyants de l’ancienne alliance (cf. Romains 3.25, Hébreux 11.13-16 ; 12.1-2).
Une autre lecture, défendue autrefois par Augustin et encore aujourd’hui par certains commentateurs[1], estime qu’on peut comprendre le texte comme évoquant les contemporains de Noé, incrédules et engloutis par le jugement de Dieu. Il faudrait alors comprendre que Jésus, par la puissance du Saint-Esprit (pour faire le lien avec le v. 18) ait prêché par la personne de Noé aux contemporains de ce dernier, pour les appeler (en vain) à la repentance.
Bien que cette lecture puisse prendre pour appui la présentation de Noé comme « prédicateur de la justice » dans la 2elettre de Pierre (2 Pierre 2.5), elle paraît néanmoins improbable. Il paraît surprenant que Pierre parle d’une prédication de Jésus… « par la bouche de Noé ». Et cette interprétation impliquerait un étrange « flash-back » dans le raisonnement, par lequel dirait : « Jésus est ressuscité par l’Esprit… et par l’Esprit également, il avait autrefois prêché ‘via Noé’ aux esprits en prison ». Par ailleurs, elle convient, comme la précédente, mal au contexte. Nous avons vu que la priorité de Pierre dans cette section n’est pas de parler de la repentance des impies (même s’il en a parlé un peu plus tôt) mais plutôt du « bon choix » des chrétiens de persister à faire le bien malgré l’hostilité.
Jésus a été ressuscité par l’Esprit, et par ce même Esprit, il a (lors de son Ascension) « proclamé sa victoire aux esprits mauvais »
Une troisième interprétation semble plus convaincante : Pierre évoque une « proclamation de victoire » de Jésus, à l’attention d’esprits mauvais, lors de son Ascension. Le mot « esprit » est ici pris dans un sens plus naturel d’ « être spirituel », donc de démons (« en prison »). Il faudrait donc comprendre que Jésus a « prêché aux démons ». Pour les appeler à la repentance ? Sûrement pas ! Car le verbe traduit par prêcher peut simplement vouloir dire « proclamer ».
Par conséquent, les spécialistes[2] qui défendent cette lecture pensent que Pierre évoque, dans la foulée de la résurrection, une proclamation de victoire de Jésus aux démons. Ainsi, le mouvement du texte est respecté : Jésus a été ressuscité par l’Esprit, et par ce même Esprit, il a (lors de son Ascension) « proclamé sa victoire aux esprits mauvais ». Cela serait cohérent avec la fin du passage, qui rappelle que tous les êtres célestes lui ont été soumis (v. 22).
Quel rapport, dans cette hypothèse, avec Noé ? L’explication la plus probable est que Pierre fait référence à l’épisode des « fils de Dieu » au début de Genèse 6… épisode qui précède immédiatement celui du déluge, et semble conduire à celui-ci. Un argument très fort dans ce sens nous vient de la deuxième lettre de Pierre. En 2 Pierre 2.4, Pierre évoque les « anges qui avaient péché (…) retenus en vue du jugement », avant de mentionner Noé au verset suivant. Nous avons donc la preuve que Pierre faisait volontiers le lien entre ces deux épisodes successifs, et voyait dans l’épisode de Genèse 6 une « chute » d’anges rebelles, devenus démons.
Ainsi, Pierre veut mettre en contraste la souffrance de Jésus-Christ avec sa victoire totale – résurrection, proclamation de victoire, autorité sur le monde invisible. Il montre ainsi à ses lecteurs qu’ils ont raison de tenir bon et de continuer à faire le bien quoi qu’il en coûte : ils suivent ainsi les pas de leur Seigneur qui, un temps humilié, est aujourd’hui victorieux pour toujours.

