Il y a des formules qui semblent aller de soi et dont nous retenons le sens commun sans nous assurer que cela correspond bien à l’intention de l’auteur. Quand nous rappelons que chacun doit aimer son prochain, sommes-nous sûrs du sens du mot prochain ? Quand nous lisons : Souvenez-vous des pauvres (Ga 2.10), savons-nous de quels pauvres il s’agissait ? De même quand Jésus dit : Aimez vos ennemis (Mt 5.44), de quels ennemis parle-t-il ? La question est délicate et mérite réflexion.
1. De quels ennemis Jésus parle-t-il ?
Les pauvres dont il est question en Galates 2 n’étaient pas les pauvres du monde entier (dont le soutien ne relève pas de la mission de l’Eglise), mais les pauvres parmi les saints de Jérusalem (Ac 11.27-30 ; Ro 15.25-26). L’étude du mot ‘prochain’ fait apparaître qu’il désigne les membres du peuple de Dieu (Ro 15.2 ; Ep 4.25). De même, bien des éléments peuvent nous faire penser que quand Jésus demande d’aimer nos ennemis, il fait référence à une situation d’hostilité parmi les siens.
Il y avait des méchants parmi les israélites (Ex 23.1). Il y avait des ennemis aussi. Si tu rencontres le bœuf de ton ennemi… (Ex 23.4-5). De quoi s’agit-il ? De l’animal d’un autre Hébreu dont le champ est voisin. Oui, il y avait des procès au sein du peuple de Dieu (Ex 23.3, 6 ; Ps 109). Quand la loi fut donnée à Israël, l’enjeu était très clairement la vie communautaire qui devait caractériser le peuple racheté. Tu ne haïras pas ton frère dans ton cœur ; tu pourras reprendre ton prochain, mais tu ne te chargeras pas d’un péché à cause de lui. Tu ne te vengeras pas et tu ne garderas pas de rancune envers les enfants de ton peuple (Lv 19.17-18). Envers les enfants de ton peuple. Certes, après la traversée de la Mer Rouge, il est fait mention des Egyptiens, des Philistins et des Edomites (Ex 15.1, 14-15), mais nul devoir envers eux n’est préconisé, bien au contraire (Dt 33.27).
Qu’apprenons-nous ici ? Qu’on peut être frères dans la foi et avoir des dissentiments importants. La Bible est réaliste. On se souvient du conseil de Jéthro qui incite Moïse à désigner des hommes sages qui puissent juger entre leurs frères (Ex 18.21-23). Ailleurs, on lit : « Si une cause relative à un meurtre, à un différend, à une blessure, te paraît trop difficile à juger et fournit matière à contestation dans tes portes, tu te lèveras et tu monteras au lieu que l’Éternel, ton Dieu, choisira » (Dt 17.8). L’expression dans tes portes indique bien le contexte : il s’agit de la maison d’Israël au sein de laquelle demeurait la présence de Dieu. En somme, ce peuple est appelé à répondre à des exigences de sainteté, alors que ses membres ressemblent souvent, à s’y méprendre, à tous les autres hommes. La Bible est réaliste. Jean évoquera cela aussi : « Quiconque a de la haine envers son frère… » (1 Jn 3.15). Il s’agit du frère chrétien.
C’est bien la question que Pierre pose à Jésus : Combien de fois pardonnerai-je à mon frère lorsqu’il péchera contre moi ? (Mt 18.21. Cf. Ac 7.2, 60).
C’est également ce que dit Jésus dans ce même chapitre 5 de Matthieu : « Si tu présentes ton offrande à l’autel, et que là tu te souviennes que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande devant l’autel, et va d’abord te réconcilier avec ton frère ; puis, viens présenter ton offrande. Accorde-toi promptement avec ton adversaire, pendant que tu es en chemin avec lui, de peur qu’il ne te livre au juge… » (Mt 5.23-25). En vérité, l’enjeu est là. Cet adversaire est un adorateur de Dieu, comme moi. Cela ne convient pas. En d’autres termes, ce n’est pas seulement moral, social, horizontal.
2. L’enjeu, c’est l’unité spirituelle
La préoccupation des apôtres est toujours la communauté chrétienne et son unité spirituelle. Cela impose tout à la fois des mesures de sévérité et des mesures de clémence. Si quelqu’un (de l’église de Thessalonique) n’obéit pas à ce que nous disons par cette lettre, notez-le et n’ayez pas de communication avec lui, afin qu’il éprouve de la honte. Ne le regardez pas comme un ennemi, mais avertissez-le comme un frère (2 Th 3.15). En d’autres termes, il y a bien des raisons de considérer certains autres chrétiens comme des ennemis, mais la règle de l’amour doit surpasser les antagonismes, car il s’agit de quelqu’un pour lequel Christ est mort (Ro 14.15) – expression qui désigne un chrétien et non pas les hommes en général. Pour autant, une discipline est requise, ce qui démontre que l’amour n’a pas la tonalité sentimentale que nous lui prêtons souvent.
Cela est confirmé par ce qu’écrit l’apôtre Paul ailleurs : Quelqu’un de vous, lorsqu’il a un différend avec un autre, ose-t-il plaider devant les injustes, et non devant les saints ? (…) Quand donc vous avez des différends pour les choses de cette vie, ce sont des gens dont l’Eglise ne fait aucun cas que vous prenez pour juges ? Je le dis à votre honte. Ainsi, il n’y a parmi vous pas un seul homme sage qui puisse prononcer entre ses frères ? Mais un frère plaide contre un frère, et cela devant des infidèles ! C’est déjà certes un défaut d’avoir des procès les uns avec les autres. Pourquoi ne souffrez-vous pas plutôt quelque injustice ? Pourquoi ne vous laissez-vous pas plutôt dépouiller ? Mais c’est vous qui commettez l’injustice et qui dépouillez, et c’est envers des frères que vous agissez de la sorte ! (1 Co 6.1-8).
Quand Jésus nous commande de nous aimer les uns les autres (Jn 13.34-35), cela concerne les chrétiens, en tant que disciples : seulement eux, mais tous !
Que voyons-nous ? Nous voyons qu’il y a des différends sérieux qui peuvent opposer des chrétiens entre eux 1. Ainsi, quand nous entendons qu’il est “trop facile” de s’aimer entre chrétiens, ce n’est pas forcément exact. Quand Jésus nous commande de nous aimer les uns les autres (Jn 13.34-35), cela concerne les chrétiens, en tant que disciples : seulement eux, mais tous ! Pas seulement nos amis parmi eux, car cela les païens peuvent le faire aussi (Mt 5.47). Si l’amour entre chrétiens allait de soi, il n’y aurait pas ce commandement de nous aimer les uns les autres.
3. Et ceux du dehors ?
Jésus ne désire-t-il pas cependant élargir le regard de ses auditeurs quand il rappelle que Dieu fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants (Mt 5.45) ? Certes, l’horizon de la proclamation du Royaume de Dieu va dépasser les frontières d’Israël : des étrangers (grecs, samaritains, romains…) seront comptés parmi les disciples du Seigneur et la règle de la fraternité s’étendra à eux. On sait le bouleversement que cela a été. Mais cet élargissement va-t-il abolir la distinction entre les chrétiens et les autres ? Cet élargissement fait-il disparaître les caractéristiques propres de la communion fraternelle et de la sainteté ? Pas du tout. Les exigences demeurent les mêmes, exactement 2.
L’apôtre Paul, par exemple, qui recommande de n’avoir pas de procès entre frères, s’est défendu comme un lion devant Festus et Agrippa (Ac 24-25) et a fait appel à César (Ac 21.11). Jésus, qui demanda de tendre l’autre joue (Mt 5.39 ; cf. 1 Pi 2.23), a défié le soldat qui lui a donné un soufflet : Si j’ai mal parlé, montre-moi où est le mal. Mais si ce que j’ai dit est vrai, pourquoi me frappes-tu ? (Jn 18.23). Il y a donc bien des règles qui diffèrent 3. L’amour de Dieu est un amour d’alliance.
Jésus a aimé les siens (Jn 13.1. Cf. 17.23), alors qu’ils étaient impies (Ro 5.6), sans aucun mérite à faire valoir (Ep 2.8-9). Mais a-t-il aimé les hypocrites qu’il qualifie de sépulcres blanchis (Mt 23.27) ? A-t-il aimé Hérode qu’il traite de renard (Lc 13.32) ? A-t-il aimé le brigand qui l’insultait, sur la croix (Lc 23.39) ? Il ne lui répond même pas 4.
L’amour de Dieu est un amour filial, comme le rappelle la parabole du fils prodigue. C’est aussi un amour d’élection, comme le rappelle le choix de Jacob et le rejet d’Esaü (Ro 9.13). Est-ce contraire au principe de la grâce ? Au contraire !
1Sur le pardon des offenses mentionné dans le Notre Père, le commentaire de la Bible TOB écrit ceci : Jésus, qui lie si profondément nos devoirs envers Dieu et nos devoirs envers nos frères, suivant le thème biblique de l’Alliance, a souvent proclamé que pour nous accorder son pardon, Dieu nous demande de pardonner à nos frères (Mt 5.7 ; 6.14-15 ; 18.23-25 ; Mc 11.25). Il s’agit bien entendu des frères chrétiens et de l’exigence du pardon réciproque, entre eux.
2 Alors commettons-nous une erreur si nous sommes bons, miséricordieux avec des incroyants ? Bien sûr que non. L’amour ne quitte pas le cœur du croyant quand celui-ci se trouve avec des incroyants, de même que des parents qui aiment leurs enfants ne sont pas sans amour avec les autres enfants ! Et sait-on si l’incroyant qui est devant nous n’est pas (ou ne deviendra pas) un chrétien ! Pour autant, ce que nous devons à nos frères et sœurs chrétiens n’est pas identique à ce que nous devons aux hommes en général ; et cela est le reflet du regard de Dieu lui-même (Ps 103.13 ; Jn 17.9 ; 1 Co 6.4).
3 Quand Jean écrit : Que celui qui aime Dieu aime aussi son frère (1 Jn 4.21), il établit une discrimination. Est-ce injuste ? Ce n’est pas injuste eu égard à la personne de Jésus-Christ et au lien organique qui le lie à ceux qui sont les membres de son corps (Ac 9.4-5 ; 1 Co 12.12, 27). Ce n’est pas injuste non plus car c’est une manière de démontrer que la dimension du Royaume de Dieu ne consiste pas en paroles seulement, et que Jésus-Christ est réellement vivant au milieu de son peuple. A cela, tous verront que vous êtes mes disciples (Jn 13.35). Le principe de la priorité fraternelle ne constitue pas un amoindrissement, mais au contraire une forme de validation de notre témoignage.
4 Le pasteur Dietrich Bonhoeffer évoque une situation concrète : un Juif est caché dans une maison et un soldat allemand vient interroger le propriétaire. Que faire ? Dietrich Bonhoeffer écrit que nous ne devons pas la vérité à ceux qui n’aiment pas la vérité. N’est-ce pas aussi ce que dit Jésus quand il dit de ne pas donner des perles aux pourceaux (Mt 7.6) ?