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Le socialisme peut-il être chrétien ? La question est légitime dès lors qu’on s’intéresse au socialisme en tant qu’idéologie, historiquement et philosophiquement repérable. On pourrait, de la même manière, se demander si le libéralisme ou le capitalisme peuvent être chrétiens, en acceptant que, selon le cas, la réponse puisse être ‘non’ ou ‘oui jusqu’à un certain point’.

Le socialisme regroupe un ensemble de courants de pensée : utopiste, anarchiste, révolutionnaire, élitiste, démocratique, libertaire, etc. Notre questionnement, ici, s’attachera à ce qui est commun à ces diverses tendances, c’est-à-dire à l’essence du socialisme, ce qui en fait le caractère propre dès son origine.

Le Grand Larousse définit le socialisme comme une “théorie visant à rénover l’organisation sociale dans un but de justice”. Dit comme cela, personne ne peut être contre, bien sûr. On pourrait même s’étonner que tous n’y soient pas favorables. Il reste à préciser le contenu de cette théorie.

Quelques personnalités marquantes

Le socialisme, en tant que mouvement militant, trouve une partie de ses racines dans la Révolution française qui introduit dans l’ordre des faits la coupure historique et rend possible le passage de l’utopie à l’action pour construire un monde nouveau, harmonieux et fraternel

Parmi les nombreux théoriciens du socialisme, on doit citer le comte Claude Henri de Saint-Simon (1760-1825) qui développe dans les années 1820 une doctrine matérialiste prônant d’atteindre l’âge d’or par le progrès économique. C’est un saint-simonien, Pierre Leroux (1797-1871), qui réintroduit en 1831 le mot socialisme dans la langue française, et c’est à lui que nous devons la devise Liberté, Égalité, Fraternité. Pour l’essayiste Etienne Cabet (1788-1856), la communauté des biens matériels est la seule application possible à l’enseignement de Jésus-Christ. Dans son livre Voyage en Icarie, il décrit une société idéale fondée sur l’égalité et l’absence de propriété privée.

Karl Marx (1818-1883) et Friedrich Engels (1820-1895) utilisent alternativement les mots ‘communisme’ et ‘socialisme’ pour désigner la société sans classe qui naîtra après la révolution et le renversement du capitalisme. La pensée marxiste gagnera en influence au cours du XIXe siècle, avec une prétention philosophique fondée sur une analyse scientifique des réalités historiques, sociales et économiques et sur une vision de l’histoire dont la lutte des classes serait le moteur. Par opposition au courant de pensée du “socialisme utopique” de Saint-Simon, de Fourier ou de Proudhon, le socialisme de Marx est désigné par ses disciples du nom de “socialisme scientifique”.

En France, on doit mentionner Jules Guesde (1845-1922), représentant de la tendance marxiste, et Jean Jaurès (1859-1914), disciple de Jules Ferry. Jaurès développe l’idée d’un “évolutionnisme révolutionnaire”, comme achèvement de l’esprit républicain. Il participe à la fondation du Parti socialiste français en 1902. Il fonde et dirige le quotidien l’Humanité en 1904. Sa conception du socialisme est celle d’un humaniste progressiste et idéaliste, vécu à la manière d’un engagement religieux. Dans sa thèse de doctorat, il exprime sa conviction que seul le socialisme permettra à l’Homme d’obtenir son plein épanouissement dans une société harmonieuse et fraternelle.

Des similitudes ?

Athée puis vaguement déiste, le précurseur du socialisme Henri de Saint-Simon a écrit en 1825 son ouvrage : Nouveau Christianisme, portant principalement sur le sort des pauvres. Saint-Simon part de la foi en Dieu, mais son objet est d’aménager le christianisme en éliminant les dogmes et autres excroissances qui, selon lui, se sont regroupés autour des Catholiques et des Protestants. Il propose de donner un sens « social » au christianisme afin qu’il serve de fondement idéologique et moral en vue de supplanter progressivement l’esprit d’égoïsme et d’antagonisme dominant dans la société. « Le grand but terrestre des chrétiens, qui doit être proposé pour obtenir la vie éternelle, est d’améliorer le plus rapidement possible l’existence morale et physique de la classe la plus pauvre », écrit-il.

Certains socialistes chrétiens affirment que le socialisme vient de l’époque de Jésus, soulignant que celui-ci a prêché et pratiqué l’égalité entre les hommes. Les personnes qui suivent cette interprétation prétendent faire revivre les principes de l’Église primitive et les enseignements de Jésus comme un moyen d’atteindre l’idéal socialiste.

L’Église catholique a promulgué dans les années 1890 les postulats d’une Doctrine sociale de l’Église, non comme une approche politique, mais comme une doctrine sociale spirituelle en opposition aux théories marxistes matérialistes. L’encyclique Rerum novarum (1891) condamne “la misère et la pauvreté qui pèsent injustement sur la majeure partie de la classe ouvrière” tout autant que le “socialisme athée”. Elle encourage le syndicalisme chrétien et le catholicisme social.

Le socialisme chrétien veut tirer sa source du message de Jésus-Christ dans les Évangiles. Plusieurs textes sont fréquemment cités : la première béatitude : Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux (Mt 5.3) ; la parole de Jésus au jeune homme riche : Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel. Puis viens, et suis-moi (Mt 19.21) ; la parabole du jugement des nations : Toutes les fois que vous avez fait ces choses à l’un des plus petits de mes frères, c’est à moi que vous les avez faites (Mt 25.40). Nous reviendrons rapidement sur ces trois textes un peu plus loin.

Remplacer la foi chrétienne ?

Jules Guesde, militant de l’Internationalisme socialiste, publia en 1878 un Essai de Catéchisme socialiste faisant appel à l’imagination et au rêve pour penser la société de demain. Il est le co-fondateur du Parti ouvrier français qui fusionnera avec le Parti socialiste révolutionnaire etcontribuera à la création du Parti socialiste en 1902 à Tours.

Progressiste et vulgarisateur de la pensée marxiste, Jules Guesde est porteur d’un profond mépris pour tout ce qui pourrait ressembler à une concession vis-à-vis des références du passé. Il écrit, après les obsèques de Victor Hugo : A son char de triomphe funéraire, Victor Hugo, le prétendu socialiste, a attelé tous les représentants du monde gouvernemental et capitaliste, sauf l’Église avantageusement remplacée par la ligue franc-maçonne. Au bas de son passeport pour l’immortalité, le visa de toutes les puissances antirévolutionnaires. Ce Béranger solennel, ce chantre impénitent d’un Dieu qui n’a jamais existé, d’une famille qui existe de moins en moins, d’une patrie qui ne saurait exister qu’en tuant l’humanité, appartient à l’ennemi, au vieil ordre des choses, que la mission historique du prolétariat est d’enterrer ou de jeter aux ordures[1].

L’universitaire Paul Bénichou (1908-2001), spécialiste de l’histoire de la littérature, décrit dans Le Temps des prophètes (1977) le « pouvoir spirituel laïque » qui advint en France à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, c’est-à-dire avec la Philosophie des Lumières. L’histoire à laquelle Bénichou s’adonne est donc une histoire de la sécularisation ou des « religions politiques » de la modernité : « religion progressiste », « religiosité laïque », autant de formules convergentes[2].

Pour lui, cette conception utopique n’est pas seulement une religion pervertie, elle est surtout une science pervertie, une « caricature de la science véritable», qui en excède toutes les limites. Au lieu de confier à cette science l’amélioration des moyens, les utopistes du début du xixe siècle lui auraient assigné la mission des fins, laquelle devrait pourtant lui échapper totalement. Paul Bénichou parle d’« utopies totalitaires». Que peut-on opposer, en effet, à la prétention « scientifique » et au progressisme ?

Pour Bénichou, la « gauche humanitaire », toute sympathique qu’elle soit par les valeurs qu’elle véhicule, reste « débile » devant le totalitarisme. Avec le marxisme, dit-il, on est bien en présence d’une confusion du scientifique, du religieux et du politique, confusion qui constitue le caractère pré-totalitaire des utopies.

La religion humanitaire

Le philosophe et historien de la philosophie Rémi Brague affirme, dans son livre Après l’humanisme[3], que le projet moderne d’un “homme nouveau” par des moyens humains – une autocréation, donc – a une histoire qui s’étend sur quatre siècles. On le voit au XVIIe chez Hobbes avec l’image d’une entité politique artificielle, puis chez Rousseau au XVIIIe avec la description du citoyen en tant que produit du contrat social : seul l’état civil, issu d’une convention, permet à l’animal humain de devenir un homme authentique. Belle émancipation : l’homme est maintenant défini sans Dieu.

Auguste Comte (1798-1857), fondateur du positivisme, considère que la métaphysique et la théologie sont rendues caduques par l’avènement des sciences. Il donne alors une forme systématique à ce qui était dans l’air depuis la Révolution : pour son livre “Religion de l’Humanité”, il écrit un catéchisme détaillé ainsi qu’un calendrier avec de nouveaux saints. Dans la dernière partie de sa vie, Auguste Comte emploie un vocabulaire religieux : il s’imagine ‘Grand-prêtre’ de l’Humanité, parle de ‘catéchisme’, de ‘sacerdoce’, de ‘sacrements’ ; il imagine un ‘temple’ de l’Humanité, une ‘religion positiviste’ et même une ‘Eglise positiviste’.

Le politologue Philippe Raynaud, professeur émérite de science politique à l’université Paris-Panthéon-Assas, parle du socialisme comme d’une hérésie chrétienne[4] : On garde un certain nombre de choses qu’on considère comme le message évangélique, mais on casse tout le système conceptuel du christianisme, à commencer par le péché originel. Si vous n’avez pas le péché originel, vous n’avez pas de nécessité de l’incarnation, pas de Christ, pas de trinité, pas d’enfer. C’est la religion humanitaire qui s’inscrit dans la filiation rousseauiste et refuse le péché originel. C’est un christianisme sans péché originel, donc ce n’est pas un christianisme. C’est un post-christianisme[5].

Rémi Brague parle lui aussi de l’humanitarisme comme du projet de rendre un culte à l’humanité, [projet qui] s’affirme nettement au milieu du XIXè siècle. L’objet de la ferveur, écrit-il, n’est plus un être transcendant, mais l’humanité elle-même.

Pour lui, il n’est donc pas exclu que l’humanitarisme, qui semble à première vue inoffensif, ne se révèle, à y regarder de plus près, encore plus mortel [que le transhumanisme] pour l’homme. A la vérité, l’humanitarisme est pour le christianisme une tentation d’autant plus dangereuse qu’elle l’imite à l’envers, selon cette ‘imitatio perversa’ dénoncée par Augustin (Les Confessions, II, vi, 14). Ce qui finit toujours en apostasie, c’est la vénération de l’homme, le culte de l’humanité.

On pense à la phrase de Gilbert K. Chesterton (1874-1936) : Le monde moderne est plein d’anciennes vertus chrétiennes devenues folles(Orthodoxie, 1908).

Le caractère subversif de cette nouvelle religion est clairement souligné par Rémi Brague. L’humanitarisme part du principe que l’homme est fondamentalement bon, c’est-à-dire pacifique et disposé à accueillir les autres. Il aurait toujours été en mesure – ou le progrès lui aurait octroyé la capacité – de résoudre par soi-même les problèmes que lui pose sa nature particulière. Il n’a pas besoin d’aide pour accomplir ce qui le rend vraiment et réellement humain. L’humanitarisme est l’ennemi juré du christianisme, parce qu’il entend le remplacer en le caricaturant.

Même combat ?

De tous temps l’Eglise a été tentée d’absorber les courants de pensée qui pouvaient exister autour d’elle, dans son désir de bien communiquer, de se montrer proche des préoccupations de son époque, d’intégrer de nouvelles populations, ou encore pour échapper à l’opprobre qui pouvait peser sur elle.

La manière avec laquelle le socialisme est pratiquement devenu – pour beaucoup – une autre manière d’être chrétien doit poser question. Il est vrai que la proposition du socialisme est positive : comment pourrait-on s’en démarquer ?[6] Il est vrai que la foi chrétienne est susceptible de se développer dans des contextes socio-culturels très divers. Il est vrai qu’elle porte son regard sur l’ensemble de ce qui existe, et pas seulement sur le domaine qu’on qualifierait de religieux. Est-ce à dire que la foi chrétienne est assimilable à toute vision du monde porteuse de projets positifs ? La réponse est assurément négative. Pourquoi ? Parce que si certains objectifs paraissent semblables, les présupposés non seulement diffèrent mais s’opposent radicalement.

L’athéisme est une négation de Dieu, et par cette négation il pose l’existence de l’homme, écrit Karl Marx[7]. Pour le socialisme,  le principe fondateur n’est pas Dieu mais l’homme. Pour la foi chrétienne, le principe fondateur est Dieu, de manière absolue. Pour le socialisme, le Mal est extérieur à l’homme, il vient d’une société mal agencée qui laisse place aux injustices. Pour la foi chrétienne, le Mal vient de l’intérieur de l’homme[8], de son cœur, et c’est à ce niveau qu’une révolution doit s’opérer.

Le socialisme se considère lui-même comme une utopie. L’utopie est la vérité de demain, écrit Victor Hugo à la fin de sa vie. La foi chrétienne, quand on la considère dans sa nature même, est le contraire d’une utopie. Devenir chrétien, c’est précisément renoncer, pour soi-même et pour le monde, à tous les rêves et à toutes les ambitions qui pourraient naître dans un cœur humain. Là où le socialisme entend instaurer par lui-même une société nouvelle avec des hommes nouveaux, la foi chrétienne ploie les genoux devant Dieu qui seul peut changer les cœurs et, partant, la manière de vivre.

Le christianisme n’est pas contre l’idée de progrès, mais il nie que le progrès puisse constituer une forme de rédemption. Le socialisme est un progressisme. Le mythe du progrès enseigne que la science et la technologie peuvent donner aux individus le pouvoir de réaliser leurs désirs en les libérant des limites imposées par la religion. Milan Kundera (1929-2023) écrit que ce qui fait un homme de gauche est la croyance quel’humanité est lancée dans ce qu’il appelle la “Grande Marche” vers le progrès. La Grande Marche, c’est ce superbe cheminement vers la fraternité, l’égalité, la justice, le bonheur[9]. Voir dans le progrès une possibilité de rédemption pour l’humanité est totalement contraire à la révélation biblique. Imaginer qu’avec nos efforts conjugués le Bien l’emportera sur le Mal, c’est, à la lumière de la Bible, croire un mensonge. Sache que dans les derniers jours il y aura des temps difficiles, écrit l’apôtre Paul. Les hommes seront égoïstes, amis de l’argent, fanfarons, hautains, blasphémateurs, rebelles à leurs parents… (2 Tm 3.1ss).

Et Jésus ?

Jésus n’a-t-il pas un regard plus positif ? Il ne semble pas. Parce que l’iniquité se sera accrue, dit-il, l’amour du plus grand nombre se refroidira (Mt 24.12). Les passages de l’Evangile invoqués sont généralement lus avec les lunettes du socialisme.

La première béatitude (Heureux les pauvres en esprit) ne fait pas allusion à une classe sociale, à un quelconque pouvoir d’achat. Il y est question de ceux qui se tiennent devant Dieu avec humilité et confiance, sans fausse assurance, sans esprit de revendication.

La parole de Jésus au jeune homme riche (Vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres) concerne, à ce moment-là, la vie de cet homme-là. On ne voit pas Jésus préconisant à tous ceux qu’il rencontre de vendre leurs biens et de partir sur les routes. Ce qu’il dit, c’est qu’il sera difficile à ceux qui se confient dans leurs richesses d’entrer dans le royaume de Dieu (Mc 10.24), ce qui n’est pas la même chose.

Et ce que l’on a fait au plus petit des frères de Jésus ? (Mt 25.40). Combien de fois avons-nous entendu ce texte utilisé pour justifier une sorte de salut par l’action sociale ou humanitaire, avec ce postulat : le pauvre, c’est Christ ! Jamais la Bible ne laisse entendre une chose pareille. Les plus petits des frères de Jésus, ce sont ses disciples, comme le confirme ce passage parallèle : Quiconque donnera seulement un verre d’eau froide à l’un de ces petits parce qu’il est mon disciple, je vous le dis en vérité, il ne perdra pas sa récompense (Mt 10.42). Jamais le mot ‘frère’ n’est employé dans la Bible pour parler de l’ensemble des hommes.

La propriété privée ? Elle est légitimée par les 8ème et 10ème commandements (Ex 20.15,17) qui ordonnent de ne pas dérober, de ne pas même convoiter ce qui appartient au prochain. La lutte des classes ? Cette perspective est étrangère à la Bible. La préconisation évangélique est que les maîtres chrétiens soient de bons maîtres et que les serviteurs chrétiens soient de bons serviteurs (Ep 6.9 ; Col 3.22 ; 4.1 ; 1 Tm 6.1-2 ; Ti 2.9). La supression de l’Etat ? Les magistrats – même non chrétiens – sont appelés serviteurs de Dieu pour le bien commun (Ro 13.1-7). L’humanisme progressiste et idéaliste ? C’est une forme de philosophie religieuse qui repose sur un mensonge et offre une vaine espérance. Il ne peut produire que la déception ou une forme de totalitarisme, comme on l’a vu tout au long du XXe siècle.

Une autre foi, une autre espérance

En tant qu’idéologie et utopie, le socialisme a tous les droits pour s’accommoder et se projeter vers l’avenir. La question devrait plutôt être posée à l’Église chrétienne : au nom de quoi et dans quelle perspective peut-elle s’associer à ce qui nie ses principes les plus fondamentaux, à ce qui entend la dépasser ?

Si le socialisme est, comme on l’a parfois défini, une doctrine matérialiste prônant d’atteindre l’âge d’or par le progrès économique et scientifique, il constitue de manière caractérisée un autre Évangile, et donc un faux Évangile d’autant plus dangereux qu’il ressemble (de très loin) au vrai[10] !

Ce qui rapproche la foi chrétienne et le socialisme, c’est que l’un et l’autre suscitent et réclament une foi et une espérance qui, si on n’y regarde pas de près, paraissent se ressembler[11]. Unir croyants et incroyants dans une même foi, n’est-ce pas incroyablement motivant ? On a entendu et on entend encore beaucoup de prises de position et même de prédications qui semblent obéir à ce bel objectif[12]. Mais quel est cet Évangile émancipé généralement dilué : un progrès ou une forme d’apostasie ?

Le socialisme semble être, pour beaucoup, l’Evangile soluble dans la modernité. On comprend que cela puisse susciter des espoirs. Mais à quel prix ? L’idéologie socialiste n’est-elle pas plutôt une hérésie de la foi chrétienne, pour reprendre l’expression de Philippe Raynaud ? Cette appellation paraît juste dès lors qu’on entend par hérésie une sélection, un choix de convenance, un accommodement. C’est le sens du mot grec haïrésis.

Dans l’émission Répliques du 25 janvier 2025[13], Alain Finkielkraut fait ce constat : La religion humanitaire siège au Vatican avec l’encyclique Fratelli-tutti (oct. 2020) qui affirme que tous les hommes de bonne volonté sont appelés à une fraternité mondiale, sans distinction de race et de religion. Le Pape a converti le Catholicisme à la religion humanitaire. Le Vatican d’aujourd’hui, c’est surtout une ONG.

Le professeur Philippe Raynaud confirme : C’est le courant majoritaire de toutes les Eglises chrétiennes [qui tiennent pour acquis que] le Bien va l’emporter sur le Mal.

En réalité, l’idéologie socialiste n’est pas une alliée de la foi chrétienne, comme beaucoup le croient, c’est une rivale. Ce que l’on constate c’est que le socialisme respecte la foi chrétienne chaque fois que celle-ci devient horizontale comme lui[14].

Un Évangile frelaté

Le fameux mot d’ordre “On ne fait pas de politique” nous a contraints à laisser le champ libre aux accommodements les plus suspects, les plus idolâtres : il suffit que les formules sonnent bien aux oreilles. Tous les hommes sont frères ! n’est-ce pas cela l’Évangile ? pensent d’innombrables Catholiques et tant de Protestants, enfin unis à tous les hommes de bonne volonté ! Il résulte de cela des enseignements équivoques, des alliances factices, des coopérations stériles, quiproquos sans fin, des dissensions récurrentes, des pertes d’énergie préjudiciables, un témoignage affaibli. Pour beaucoup, la religion c’est tout simplement aider les pauvres…

Ce constat oblige à reconnaître une forme de défaite de la prédication qui parvient difficilement à mettre en lumière et à déloger les présupposés philosophiques ou culturels pourtant contraires à la révélation biblique, présupposés que l’apôtre Paul appelle les rudiments du monde (Ga 4.3, 9 ; Col 2.8, 20). L’enseignement ne prend pas. Non dévoilés, non dénoncés, les présupposés continuent à nourrir une vision biaisée de l’homme et du monde[15]. L’homme, devenu victime, devient le centre de l’Évangile, quand bien même Jésus est encore mentionné. L’esprit des « droits de l’Homme » nourrit les réflexes de revendication, les désirs d’émancipation dans une quête du ‘toujours plus’ qui se démontre par exemple dans le domaine éthique, aujourd’hui[16].

On entend alors l’avertissement de l’apôtre : Je vous rappelle, frères, l’Évangile que je vous ai annoncé, que vous avez reçu, dans lequel vous avez persévéré, et par lequel vous êtes sauvés si vous le retenez tel que vous l’avez reçu ; autrement vous auriez cru en vain (1 Co 15.1-2). Croire en vain ? C’est donc possible. Car il viendra un temps où les hommes ne supporteront pas la saine doctrine ; mais, ayant la démangeaison d’entendre des choses agréables, ils se donneront une foule de docteurs selon leurs propres désirs (2 Tm 4.3).

Je conclus avec ces mots de Jacques Ellul : Faites confiance. Faites donc confiance aux savants, aux laboratoires, aux hommes d’État, aux techniciens, aux administrateurs, aux aménageurs, qui tous ne veulent que le bien de l’humanité, qui tiennent bien en main l’appareil et connaissent la bonne direction. Faites confiance aux prévisionnistes, aux informaticiens, aux hygiénistes, aux économistes, aux gardiens de la Cité. Faites confiance, car votre confiance est indispensable dans cette sorcellerie[17].


Annexes

1. Humanisme et humanisme

Dans son livre : Après l’humanisme. L’image chrétienne de l’homme (Salvator, 2022), Rémi Brague définit bien les deux acceptions de ce terme. Extrait de son livre :

Que Dieu se soit fait homme implique-t-il que le christianisme se fasse humanisme ? Le mot est devenu si courant qu’on l’a répété ad nauseam. La première impulsion fut sans doute donnée par les manuscrits de Karl Marx écrits à Paris en 1844.

Le mot ‘humanisme’ se multiplie sous ses deux acceptions principales :

  • dans l’histoire des idées, pour désigner la redécouverte et la revalorisation des études classiques ;
  • en philosophie il désigne le projet d’autodétermination de l’homme d’après lequel l’humain ne se définirait que par l’humain – sans lorgner vers le ciel.

Un humaniste est donc aujourd’hui, au sens historique, un homme de la Renaissance qui se consacre à l’étude des langues anciennes – ou un adepte de l’humanisme au second sens du terme. En anglais, humanist permet d’euphémiser atheist, peu recevable à l’époque victorienne.

Qui rejette l’image de Dieu se voit contraint d’aller se trouver une image ailleurs, plus bas sur l’échelle des êtres. Le relativisme en vogue – celui de la fluidité – nie tout absolu de l’être ou de la valeur. Mais il se renverse dialectiquement en un absolutisme effréné du sujet individuel. Celui-ci se réserve le souverain droit de choisir ce qui lui plaît sur un étalage bien garni… Le relativisme s’accorde avec le rêve (ou le cauchemar) d’une biotechnologie transhumaniste. Tous deux donnent dans le fantasme de l’homme auto-construit. Le sujet humain occupe la place du Seigneur et veut façonner l’homme à sa propre image… [jusqu’à] transformer les autres selon ce qu’on a décidé pour eux.

Le poète romantique anglais William Wordsworth (1770-1850) disait que les utopistes, au temps de la Révolution française, considéraient l’homme comme “un truc à portée de la main, modelable à souhait”.

2. Quelle religion pour la démocratie ?

Vincent Peillon, membre dirigeant du Parti socialiste et ministre de l’Éducation nationale de 2012 à 2014, s’est exprimé ainsi avant une intervention à la Faculté de théologie protestante de Paris en octobre 2018 :

Certains ont cru à un catholicisme revisité, d’autres ont voulu croire que le protestantisme pouvait devenir la religion de la démocratie libérale en France. D’autres encore ont défendu d’emblée une religion nouvelle. C’est le cas de Pierre Leroux et de Jean Jaurès à la fin du XIXe s. C’est de cette religion et de sa théologie que je vais parler à la faculté de théologie protestante.

Il s’agit d’une religion qui pourrait se concilier d’une part avec la science, d’autre part avec la démocratie, une religion sans Église, sans dogmes, sans clergé, sans révélation surnaturelle, etc. Cette religion serait universelle et inclurait toute la tradition, grecque, perse, égyptienne, indienne, juive. Elle conduirait non pas à se détourner du monde mais à agir dans la cité, en vue d’un idéal de justice.

A la fin du XIXe siècle, nous avions un courant de pensée bien ancré dans son époque, qui portait donc à l’émergence d’une religion commune, laïque, qu’ils envisageaient tous comme un réveil religieux. Dans cette théologie il n’y a ni élus ni réprouvés, et la grâce est remplacée par la justice. Cela nous impose d’agir dans le monde, d’y vaincre les injustices pour permettre à chacun de retrouver l’infini qui est en lui, et c’est là qu’intervient le socialisme. Jaurès le présente comme la plus religieuse des religions[18].


1. Paul Lafargue (1842-1911), qui fut membre de la Première internationale et qui est l'auteur du fameux Droit à la paresse (1880), a écrit des propos semblables sur Victor Hugo.
2. Voir l'annexe 1. Humanisme et humanisme.
3. Rémi Brague, Après l'humanisme. L'image chrétienne de l'homme, Salvator, 2022.
4. Mon aïeul Auguste NICOLAS (1807-1888), magistrat et apologète bordelais, a écrit en 1852 Du Protestantisme et de toutes les hérésies dans leur rapport avec le Socialisme. Il est évident qu'une partie du Protestantisme était déjà imprégnée par l'idéologie socialiste à cette époque. Auguste NICOLAS a également écrit, entre autres ouvrages, La Divinité de Jésus-Christ, démonstration nouvelle tirée des dernières attaques de l'incrédulité (1864), L'Etat sans Dieu, mal social de la France (1872), La Révolution et l'ordre chrétien (1873), puis L'Etat contre Dieu (1879).
5. Emission Répliques du 25 janvier 2025 sur https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/repliques/victor-hugo-politique-4671483
6. On a entendu cette même logique au sujet des guérisseurs : Si cela fait du bien, c'est que cela vient de Dieu !
7. L'idéologie allemande, K. Marx, F. Engels et J. Weydemeyer, publiée pour la première fois en 1932.
8. Non pas consécutivement à la Création mais consécutivement à la Chute, au péché originel.
9. Milan Kundera, L'insoutenable légèreté de l'être, 1984.
10. Comment ne pas songer alors à ce qu'écrivit l'apôtre Paul : Dans les derniers temps, quelques-uns abandonneront la foi, pour s'attacher à des esprits séducteurs et à des doctrines de démons (1 Tm 4.1).
11. Victor Hugo, tout à la fois romantique et progressiste (technophile même), était mû par une foi semblable. Il écrit :  La presse, la vapeur, le télégraphe électrique, l'unité métrique, le libre-échange ne sont pas autre chose que des agitateurs d'ingrédients. Le jour où le premier air-navire s'envolera, la dernière tyrannie rentrera sous terre.      Voir l'annexe 2. Quelle religion pour la démocratie ?
12. Communiqué de la Fédération protestante de France après l'attentat du 23 décembre 2022 à Paris : Le protestantisme français, en communion fraternelle avec la communauté Kurde, de même qu’avec tous ceux et toutes celles qui se sentent étrangers dans notre pays, tient à exprimer son indignation et son horreur devant l’acte de haine xénophobe qui vient de se produire dans les rues de Paris, provoquant notamment la mort de trois personnes.
13. Emission Répliques du 25 janvier 2025 : Victor Hugo politique, sur France Culture :https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/repliques/victor-hugo-politique-4671483
14. « Le christianisme, dans la société actuelle, n’est qu’une organisation théocratique au service de l’inégalité sociale et il s’agit avant tout de le renverser... L’humanité comprendra et aimera d’autant plus le Christ qu’elle pourra se passer de lui (…) quand le socialisme pourra renouveler et prolonger dans l’humanité la personne du Christ. » J. Jaurès, dans Jaurès et l'émancipation laïque, par Jean Scott (https://www.gauchemip.org/spip.php?article11634)
15. Voir l'article : Nous portons tous des lunettes. https://evangile21.thegospelcoalition.org/article/nous-portons-tous-des-lunettes/
16. On pense à l'affirmation de Dostoïevski, dans Les Frères Karamasov : Si Dieu n'existe pas, tout est permis. Cette phrase a été reprise par J-P. Sarte dans L'Existentialisme est un humanisme. Elle est devenue le cri de ralliement des nihilistes.
17. Jacques Ellul, La foi au prix du doute « Encore quarante jours » (La Table ronde,1980). Dans ce livre, Jacques Ellul interpelle les incroyants mais il critique aussi les croyants. Méfiant envers un certain angélisme œcuménique, il récuse la mode aveugle du bouddhisme en Occident et n’épargne pas certaines rigidités de l’islam. Car seule la foi épurée peut, selon lui, sauver la révélation chrétienne.
18. https://www.reforme.net/grands-entretiens/entretien-vincent-peillon-la-laicite-et-la-theologie-laique/
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