Dans chaque génération, il y a des chrétiens qui estiment avec nostalgie que leur génération, plus que toute autre génération précédente, a pour ainsi dire atteint le fond du gouffre. Après une année comme 2020, cela peut sembler particulièrement vrai. Bien que nous ne soyons pas certains que notre génération soit meilleure ou pire que celles qui l’ont précédée, il faut reconnaître qu’elle fait face à des défis intellectuels que nos prédécesseurs dans la foi n’ont jamais connus. Nous naviguons tout simplement en eaux troubles.
Nous sommes confrontés à des questions liées à la race, au nationalisme chrétien, à la politique, au clonage humain, à de nouvelles définitions du mariage, au changement de genre, à l’avènement des médias sociaux, à des ordinateurs de poche plus puissants que ceux utilisés par la NASA pour envoyer le premier homme sur la lune, au relativisme religieux juxtaposé à l’islam militant, à une communauté mondiale sociale et économique qui ne cesse de diminuer, à un monde occidental aux valeurs de plus en plus postchrétiennes, à la montée des « nouveaux athées », et à bien d’autres choses encore. Peu de ces menaces, voire aucune, n’existaient auparavant. Nous avons donc besoin d’un leadership théologique et intellectuel solide.
LES PASTEURS SONT NOS LEADERS THÉOLOGIQUES
Dans les générations passées, ce rôle était principalement dévolu aux évêques et aux pasteurs de l’Église. Mais depuis le siècle des Lumières, la communauté pastorale a peu à peu délaissé son rôle. Le professeur d’université a remplacé le pasteur en tant que leader théologique présumé de l’Église. Les pasteurs, nous dit-on, s’occupent des gens, prêchent des sermons, visitent les malades et prodiguent des conseils spirituels. Les professeurs, quant à eux, se tiennent au-dessus de la mêlée et ont ainsi le temps et l’espace nécessaires pour réfléchir profondément et rédiger des articles convaincants sur les questions intellectuelles pressantes du moment.
Le principal problème de cette répartition des tâches, bien sûr, est que l’Écriture établit que les pasteurs sont les leaders théologiques de l’Église, même s’ils peuvent penser qu’ils ont délégué cette responsabilité à l’académie (par exemple, Actes 20 :28-31; 1 Tim. 1 :3; 6 :3; 2 Tim. 1 :13; 4 :3; Tite 1 :9; 2 :2,8; Héb. 13 :7). Le chauffeur de l’autobus peut vouloir déléguer son travail au gars assis dans la deuxième rangée, mais le devoir et la responsabilité de conduire le bus lui reviennent tout de même. [1]
La capacité du peuple de Dieu à avoir une réflexion théologique chrétienne sur des sujets comme : l’immigration, l’État islamique, la transidentité, le mariage gai, la théorie critique de la race, les possibilités et les dangers reliés aux médias sociaux, le clonage humain et le réchauffement climatique, ne vient pas de ce que disent les professeurs dans les universités, mais de ce que disent (ou ne disent pas) leurs pasteurs. Il ne s’agit pas de minimiser le travail important effectué par les professeurs dans les universités et les collèges. Mais le fardeau du leadership théologique de l’église (avec toutes les implications éthiques inévitables qui en découlent) repose entièrement sur les pasteurs.
UN ENSEIGNEMENT FAIBLE, DES ÉGLISES SOUS-ÉQUIPÉES
La théologie, en tant que science, a pour fonction première de répondre aux questions auxquelles l’Église est appelée à répondre. Parce que les pasteurs ont largement abdiqué cette responsabilité, trop de nos églises sont affaiblies spirituellement, et sous-équipées pour faire face au nouveau monde dans lequel nous nous trouvons. Et dans la mesure où les théologiens de l’époque post-Lumières se cantonnent aujourd’hui presque exclusivement aux milieux universitaires, la pensée théologique chrétienne à son plus haut niveau a eu tendance à devenir ecclésialement faible, trop souvent déconnectée des préoccupations réelles des gens sur le terrain.
Nous écrivons beaucoup sur des idées intéressantes, mais nous avons oublié pourquoi ces idées sont importantes au bout du compte. On l’a bien dit : « Une église sans théologie appauvrit et aveugle, mais une théologie sans église se résume à un caprice » [2].
LA THÉOLOGIE AU SERVICE DES COMMUNAUTÉS ECCLÉSIALES
La pensée théologique chrétienne doit s’épanouir au sein de la communauté ecclésiale, précisément parce que c’est la communauté ecclésiale que la théologie est censée servir. « La Bible est chez elle dans l’Église, pas dans l’académie. L’Église est le lieu où l’Écriture a été nourrie, reconnue comme canonique; l’Église est aussi le lieu où l’Écriture, à son tour, nourrit l’Église et où elle agit comme son guide canonique » [3].
Et ce sont les pasteurs de l’Église qui sont chargés de veiller à la conformité des Écritures au sein de cette communauté et pour elle. Le peuple de Dieu n’outrepassera jamais le leadership théologique de ses pasteurs, quelle que soit l’intelligence théologique de nos professeurs chrétiens du milieu universitaire.
BESOIN : UNE NOUVELLE GÉNÉRATION DE PASTEURS THÉOLOGIENS
À toute époque, et plus particulièrement la nôtre, l’Église a besoin de pasteurs qui ne se contentent pas d’interpréter la théologie, mais qui la développent également. L’Église a besoin de pasteurs qui font de la théologie, et ne se limitent pas à la consommer. Nous avons besoin de pasteurs qui écrivent même de la théologie à d’autres théologiens et érudits à l’esprit ecclésiastique (un genre de discours théologique que nous avons appelé « théologie ecclésiale », par opposition à la théologie académique). L’Église a besoin de pasteurs qui oeuvrent aux plus hauts niveaux de compétence, qui peuvent puiser profondément dans l’héritage et les traditions théologiques de l’Église, qui peuvent élaborer des synthèses théologiques qui répondent aux principales interrogations intellectuelles de l’heure.
À notre modeste échelle, nous espérons que notre propre ministère interéglises, le « Center for Pastor Theologians » (CPT), contribuera à cette cause. Le CPT est une organisation largement évangélique qui se consacre au recrutement, au réseautage et à la mise à disposition de pasteurs théologiens, afin de fournir à l’Église un leadership fidèle, intellectuel et théologique, à la lumière des défis culturels et des opportunités du monde postmoderne. Nous croyons que les pasteurs sont les leaders théologiques de l’Église, et que la communauté pastorale doit à nouveau assumer consciemment le fardeau d’un tel leadership.
Mais peu importe le ministère CPT. Plus qu’une organisation comme la nôtre ou comme 9Marks (dont nous avons la permission de nommer), l’Église a besoin de pasteurs qui font le genre de travail effectué par les générations précédentes de pasteurs théologiens – des pasteurs tels qu’Irénée, Athanase, Ambroise, Augustin, les Cappadociens, Calvin, Wesley et Edwards.
Bien entendu, tous les pasteurs ne sont pas des Calvin et ne sont pas appelés à rédiger des ouvrages théologiques pour d’autres experts. De même que tous les professeurs d’université ne sont pas des écrivains ni des érudits prolifiques. Certains pasteurs exercent leur leadership théologique principalement au sein d’une congrégation locale. C’est une bonne chose. Mais le temps est venu pour la nouvelle génération de responsables ecclésiaux de s’engager dans un nouvel avenir (qui n’est en fait qu’un retour à notre passé), où la communauté pastorale se considère à nouveau collectivement comme un collège de théologiens.
TOUTE THÉOLOGIE DEVRAIT PRIVILÉGIER NOS CONGRÉGATIONS
La congrégation est le terreau approprié sur lequel nos projets de recherche respectifs ont poussé. Les craintes, les préoccupations, les doutes, les joies et les souffrances de nos fidèles deviennent inévitablement les nôtres, façonnant les questions que nous posons, la manière dont nous lisons les Écritures et la façon dont nous accédons à la riche tradition des textes de l’Église. À ce titre, « l’Église est moins le berceau de la théologie chrétienne que son creuset : le lieu où la compréhension de la foi par la communauté est vécue, éprouvée et réformée » [4]. Les livres et les articles que nous écrivons visent toujours les laïcs, même s’ils ne s’adressent pas directement à eux.
Nous avons trouvé peu de choses plus satisfaisantes que de voir le fruit de notre pensée théologique gagner la vie de ceux que nous aimons et servons – renforcer la foi, solidifier les genoux fragiles, encourager l’amour de Dieu et du prochain, et inspirer l’espérance.
NE CONVIENT PAS AUX CŒURS FRAGILES
Nous ne ferons pas semblant. Être théologien dans une église locale n’est pas pour les cœurs fragiles. Nous y travaillons depuis plus de dix ans et ce n’est pas de tout repos. Très souvent, les églises locales ne disposent pas de l’infrastructure institutionnelle indispensable à la tâche du théologien. L’accès aux ressources pédagogiques est un défi. L’éloignement relationnel d’une communauté d’érudits partageant les mêmes idées peut être source d’isolement. Et certains fidèles se méfient d’un pasteur qui passe son temps à lire des ouvrages sur des sujets qu’ils ne comprennent pas ou qui ne les intéressent pas. Mais il est nécessaire de surmonter ces obstacles pour assurer la survie et l’épanouissement de l’Église.
De plus, le fait d’écrire de la théologie pour d’autres pasteurs et théologiens rend le défi encore plus difficile à relever. Il est possible, même si c’est difficile, d’être un théologien productif dans une église locale. Ce ne sera pas la même chose que d’être un théologien dans le milieu universitaire. (Nous avons écrit à ce sujet dans le présent article). Mais pour les pasteurs théologiens ainsi appelés et doués, nous ne pouvons imaginer une vocation plus épanouissante.
Depuis trop longtemps, ceux qui ont des capacités intellectuelles et théologiques n’ont pas considéré le pastorat comme une vocation viable pour un théologien. Ce discours trompeur a appauvri l’Église. Tous les théologiens ne sont pas appelés à être pasteurs. Mais tout pasteur est appelé à être théologien, que ce soit pour sa propre congrégation locale ou, au-delà, pour la communauté ecclésiale dans son ensemble. Si vous portez le fardeau du leadership ecclésial, rejetez la fausse répartition des tâches proposée par la modernité, et embrassez la vision historique du pasteur théologien.
Note des auteurs : Une version antérieure de cet article a été publiée sur le blog de théologie de l’Université de St. Andrews.
[1] À cet égard, nous sommes reconnaissants aux théologiens universitaires sensibles à l’ecclésiastique comme D. A. Carson, David Wells et Kevin Vanhoozer, qui reconnaissent la nécessité de la priorité théologique des anciens, des surveillants, des pasteurs et des évêques de l’Église pour « assurer l’intégrité du témoignage évangélique de l’Église ». Kevin Vanhoozer, Drama of Doctrine: A Canonical Linguistic Approach to Christian Theology (Louisville, Kent.: Westminster John Knox, 2005), 447. Pour plus d’informations sur Vanhoozer, voir Drama, 445-57, ainsi que son ouvrage, avec Owen Strachan, The Pastor as Public Theologian: Reclaiming a Lost Vision (Grand Rapids, Michigan, Baker Publishing, 2015).
[2] Joseph Ratzinger, The Nature and Mission of Theology: Approaches to Understanding It’s Role in Light of the Present Controversy (San Francisco, Cal.: Ignatius Press, 1993), 48.
[3] Hans Boersma, Heavenly Participation: The Weaving of a Sacramental Tapestry (Grand Rapids, Mich.: Eerdmans, 2011), 138.
[4] Vanhoozer, Drama, 25.