Elie Wiesel, ou le drame de la responsabilité

Un auteur majeur de notre temps

Élie, ou plutôt Eliezer Wiesel, est né en 1928, en Roumanie, et décédé à New York, en 2016.  Romancier, et penseur, profond, il a écrit une œuvre abondante. En tant que survivant de la Shoah, il a énormément contribué au « devoir de mémoire », afin que « plus jamais ça » n’arrive. En 1986, l’Académie Nobel lui a décerné, non pas le Prix Nobel de Littérature, mais le Prix Nobel de la Paix, en tant que président de la commission présidentielle sur l’Holocauste.

Ceux qui sont revenus des camps ont une parole autre. Qu’ils témoignent de leur expérience des camps, ou bien fassent œuvre de fiction, leurs écrits ont une densité particulière. Ils ont traversé ce qu’on peut qualifier par l’expression d’« expérience-limite », et sont porteurs d’un message qui a un pouvoir de résonance très profond. Ils nous placent au cœur de l’expérience humaine, en ce qu’elle a de plus terrible.

Le choix de l’œuvre

En 1958, Les Éditions de Minuit acceptent la publication du récit, intitulé La Nuit, comportant environ 200 pages, et qu’Élie Wiesel a tiré d’une première mouture, en yiddish, beaucoup plus longue. Le travail opéré, de resserrement du texte, en a sans doute augmenté la force d’impact. Il s’agit du premier livre publié par cet écrivain. Il appartient à ce que l’on appelle « la littérature des camps ». Son succès a été considérable, et on peut le placer aussi haut que le fameux témoignage : Si c’est un homme, de Primo Lévi.

Élie Wiesel raconte son expérience de la déportation, en 1944, au camp d’extermination nazi d’Auschwitz, puis de concentration de Buchenwald, dont il fut libéré en avril 1945.

La dédicace est poignante : « A la mémoire de mes parents et de ma petite sœur Tzipora. » On comprend donc, d’emblée, que ses parents ont été assassinés, ainsi que ses trois sœurs : Hilda, Béatrice, et Tzipora. Dès leur arrivée au camp, ils ont été séparés, parce qu’on séparait hommes, femmes, enfants. Mais Élie Wiesel, avec son père, Shlomo, eux, ne vont pas aller immédiatement à la mort.

De cette œuvre-là, l’auteur déclare, dans la préface : « Si de ma vie je n’avais eu à écrire qu’un seul livre, ce serait celui-ci. » Et encore : « Pourquoi l’ai-je écrit ? Pour ne pas devenir fou ou, au contraire, pour le devenir et ainsi mieux comprendre la folie, la grande, la terrifiante, celle qui avait autrefois fait irruption dans l’histoire et dans la conscience d’une humanité oscillante entre la puissance du mal et la souffrance de ses victimes ? »

Arrêtons-nous encore sur le choix du titre. On peut le relier à la première nuit passée au camp, celle d’une prise de conscience, dont Élie Wiesel rend compte dans une litanie terrible :

« Jamais je n’oublierai cette nuit, la première nuit du camp qui a fait de ma vie une nuit longue et sept fois verrouillée.

Jamais je n’oublierai cette fumée.

Jamais je n’oublierai les petits visages des enfants dont j’avais vu les corps se transformer en volutes sous un azur muet.

Jamais je n’oublierai ces flammes qui consumèrent pour toujours ma foi.

Jamais je n’oublierai ce silence nocturne qui m’a privé pour l’éternité du désir de vivre.

Jamais je n’oublierai ces instants qui assassinèrent mon dieu et mon âme, et mes rêves qui prirent le visage du désert.

Jamais je n’oublierai cela, même si j’étais condamné à vivre aussi longtemps que dieu lui-même. Jamais. »

Mais, d’autre part, ce récit est le premier d’une trilogie qui enchaîne : La Nuit, puis L’Aube, puis Le Jour. Le savoir permet de saisir l’idée d’une progression vers la lumière. L’enchaînement du jour et de la nuit est un rythme biblique essentiel, et Élie Wiesel a bien la position d’un guetteur, d’une sentinelle, qui attend la venue du matin, même si la nuit est épaisse. Plus tard, il parlera ainsi de son œuvre : « Dans « La Nuit », je souhaitais montrer la fin, la finalité de l’événement. Tout tendait vers une fin – l’homme, l’histoire, la littérature, la religion, Dieu. Il ne restait rien. Pourtant, nous recommençons avec la nuit. » Il me semble qu’il ne faut pas conserver dans l’esprit l’idée, négative, de la nuit, mais celle du recommencement de toute chose, avec le jour. Toutefois, surtout pas un recommencement à l’identique !

Vers le cœur de l’ouvrage

 Si le récit, dans sa forme définitive, n’est pas très long, il est dense, et tout est important. Il ne peut s’agir, pour moi, de répéter ce que dit Élie Wiesel. Cela n’aurait aucun intérêt. Je propose donc de m’orienter, peu à peu, vers ce que je considère comme le cœur de l’ouvrage.

Dans les deux premiers chapitres, qui constituent à peu près le premier tiers de l’œuvre, l’auteur raconte tous les événements qui conduisent à l’arrivée à Auschwitz. Pour peu que l’on soit familiarisé avec la « littérature des camps », on retrouve là les données communes à la plupart de ces récits, même si, chaque fois, le drame est vécu de manière personnelle.

Élie Wiesel est un juif de Galicie, issu d’une petite bourgade de Roumanie. En 1944, arrivent les nazis. Aussitôt, ils arrêtent les responsables de la communauté juive, et prennent, contre les juifs, des mesures répressives comme la confiscation des biens, ou bien le port de l’étoile jaune. La réaction du père de l’auteur, Shlomo Wiesel, est révélatrice de la difficulté de tout membre d’un groupe humain à admettre qu’on puisse leur en vouloir à mort. Il déclare : « L’étoile jaune ? Eh bien, quoi ? On n’en meurt pas. » Je crois qu’on doit moins voir, là, une preuve de la naïveté du père de l’auteur, qu’une preuve du fait que l’instinct de survie est toujours plus fort chez les êtres humains. Autres restrictions : elles concernent l’accès aux restaurants ou bien à la synagogue, et un couvre-feu à partir de dix-huit heures est instauré. Enfin, les juifs de Sighet sont parqués dans deux ghettos, avant le transfert vers Auschwitz.

L’évocation de ce transport en train, dans des wagons à bestiaux, est toujours d’une cruauté insupportable. Corps entassés. Manque d’air. Promiscuité. Puanteur. Dérives vers la folie. Agonie des êtres chers … On plonge de plus en plus profond dans l’Horreur de ce que l’homme est capable de faire à l’homme.

L’arrivée à Auschwitz est aussi une scène terrifiante, qui se reproduit, de témoignage en témoignage : le quai ; les officiers nazis ; les chiens ; les ordres criés ; les coups … Je laisse la parole à Élie Wiesel : « Hommes à gauche ! Femmes à droite ! Quatre mots dits tranquillement, indifféremment, sans émotion. (…) Pendant une fraction de seconde, j’aperçus ma mère et mes sœurs s’éloigner à droite. Tzipora tenait la main de Mère. Je les vis disparaître au loin ; ma mère serrait la chevelure blonde de ma sœur … et je ne savais pas qu’en cet endroit, à ce moment, je me séparais de ma mère et de Tzipora pour toujours. »

Dès lors, le père et le fils se retrouvent ensemble au camp, et l’on arrive au cœur du drame, ou plutôt, de la tragédie, qui va se jouer en trois actes, et tourne autour d’une idée : celle de la responsabilité vis-à-vis d’autrui.

Acte 1 : le père responsable du fils

Le père et le fils sont arrivés dans l’enfer de l’humanité. Mais Shlomo Wiesel est un juif pieux. Il récite le Kaddish, la prière pour les morts. Alors, Élie ne peut plus le suivre, parce qu’une béance, incommensurable, est en train de s’ouvrir, en lui : « Au fond de mon cœur, je faisais mes adieux à mon père, à l’univers tout entier et, malgré moi, des mots se formaient et se présentaient dans un murmure à mes lèvres : Amygdalite veyitkadach chmé raba … Que Son Nom soit élevé et sanctifié … Mon cœur allait éclater. Voilà. Je me trouvais en face de l’ange de la mort … »   Élie Wiesel dit, là, la confrontation au Terrible. Une rupture définitive s’opère : celle avec un Dieu qu’on adore, parce qu’il nous protège.

On est en août 1944. Élie Wiesel devient le matricule A-7713, tatoué à son bras. Son père et lui sont transférés dans un autre camp : celui de Monowitz-Buna. Élie Wiesel est lié à son père, protecteur, comme tout père digne de ce nom, et grâce aux efforts duquel l’un et l’autre ne sont pas séparés. Mais, dans des conditions de vie aussi pénibles, ce père se met à décliner …

Acte 2 : le fils responsable du père

 La relation du père et du fils évolue, et celui-ci est forcé de devenir, à son tour, le soutien de son père. Ce qui se produit alors surprend le lecteur, et s’explique par les conditions de vie du camp, qui sont inimaginables. Non seulement les nazis ont exterminé six millions de juifs, uniquement pour des raisons de « race ». Non seulement on les a détruits, mais on a encore cherché à détruire, en eux, le sens même de la vie, la culture, la foi, … tout !

Shlomo Wiesel dit à son fils : « Écoute bien, petit. N’oublie pas que tu es dans un camp de concentration. Ici, chacun doit lutter pour lui-même et ne pas penser aux autres. Même pas à son père. Ici, il n’y a pas de père qui tienne, pas de frère, pas d’ami. Chacun vit et meurt pour soi, seul. » Ces propos sont terribles et prouvent que dans l’horreur des camps, qui représente l’Horreur absolue, on parvient à défaire, dans l’être humain, le nœud même de l’humain. A savoir : arracher, du cœur de l’homme, le souci pour-autrui. Le comble n’est-il pas d’aller jusqu’au reniement de l’amour ? Or, c’est ce qui arrive au jeune Élie Wiesel. Il en vient à redouter que l’existence de son père menace la sienne propre. Lors de la fête juive de Rosh Hashana, lors d’un rassemblement pour la prière, il ne parvient plus à prier : « Pourquoi, mais pourquoi Le bénirais-je ? Toutes mes fibres se révoltaient. » Peu à peu se défont les liens qui relient, au Père, et au père. Abomination …

En janvier 1945, les 60 000 prisonniers du camp sont transférés à Buchenwald, à pied. Le père d’Élie Wiesel marche, malgré un genou ensanglanté. Une fois encore, ils connaissent l’enfermement dans un wagon de marchandises. Alors surgit un épisode emblématique : au cours d’une halte, après quatre-vingts kilomètres de marche, le rabbin Eliahou, un « homme très bon, que tout le monde chérissait au camp » demande si personne n’a vu son fils, qu’il a perdu dans la cohue. Pendant trois ans, ils ne s’étaient pas quittés, « toujours près l’un de l’autre, dans la souffrance et dans les coups, pour la ration de pain, pour la prière. » Et soudain, les voilà séparés. « Une pensée terrible surgit à mon esprit (confie Élie Wiesel) : il avait voulu se débarrasser de son père ! (Il) avait cherché cette séparation pour se décharger de ce poids, pour se libérer d’un fardeau qui pourrait diminuer ses propres chances de survie. (…) Et, malgré moi, une prière s’est éveillée en mon cœur, vers ce Dieu auquel je ne croyais plus. – Mon Dieu, Maître de l’univers, donne-moi la force de ne jamais faire ce que le fils de Rab Eliahou a fait. »

Dans le wagon, où les prisonniers entassés n’ont pas d’espace pour se coucher, ou même pour s’asseoir, les plus faibles tombent, et les SS ordonnent de jeter les morts en contrebas. « Je ne m’éveillai de mon apathie qu’au moment où des hommes s’approchèrent de mon père. Je me jetai sur son corps. Il était froid. Je le giflai. Je frottais les mains, en criant : – Père ! Père ! Réveille-toi. On va te jeter du wagon. Son corps demeurait inerte. (…) Je me remis de plus belle à le frapper. Au bout d’un moment, mon père entrouvrit ses paupières sur des yeux vitreux. Il respirait faiblement.

– Vous voyez, m’écriai-je. Les deux hommes s’éloignèrent. »

Ce voyage infernal dure dix jours et dix nuits.

Acte 3 : la fin du père

 Deuxième scène emblématique, toujours durant ce trajet : Élie Wiesel voit, cette fois, un fils tuer son père pour un bout de pain, avant d’être tué à son tour.

De la centaine d’occupants du wagon, seuls douze arrivent à Buchenwald, dont Élie Wiesel, et son père, Shlomo. Mais, peu après, celui-ci décède : « Mon père eut encore un râle – et ce fut mon nom : « Eliezer. » Je le voyais encore respirer par saccades. Je ne bougeai pas. Lorsque je descendis après l’appel, je pus voir encore ses lèvres murmurer quelque chose dans un tremblement. Penché au-dessus de lui, je restai plus d’une heure à le contempler, à graver en moi son visage ensanglanté, sa tête fracassée. Puis je dus aller me coucher. Je grimpai sur ma couchette, au-dessus de mon père qui vivait encore. C’était le 28 janvier 1945.

Je m’éveillai le 29 janvier à l’aube. A la place de mon père gisait un autre malade. On avait dû l’enlever avant l’aube pour le porter au crématoire. Il respirait peut-être encore … Il n’y eut pas de prière sur sa tombe. Pas de bougie allumée pour sa mémoire. Son dernier mot avait été mon nom. Un appel, et je n’avais pas répondu.

Je ne pleurais pas, et cela me faisait mal de ne pas pouvoir pleurer. Mais je n’avais plus de larmes. Et, au fond de moi-même, si j’avais fouillé les profondeurs de ma conscience débile, j’aurais peut-être trouvé quelque chose comme : enfin libre ! … »

Terrible aveu.

Voici le terme du récit, après la libération du camp : « Je voulais me voir dans le miroir qui était suspendu au mur d’en face. Je ne m’étais plus vu depuis le ghetto. Du fond du miroir, un cadavre me contemplait. Son regard dans mes yeux ne me quitte plus. »

Un apologue

Chaque lecture est unique, et tout lecteur pourra tirer une multitude d’informations et de significations de ce témoignage. Toutefois, il me semble, personnellement, que La Nuit fonctionne comme un apologue, c’est-à-dire comme un récit transmettant un message, dominant. Élie Wiesel le dévoile, de manière explicite, dans la préface : « Parfois l’on me demande si je connais « la réponse à Auschwitz » ; je réponds que je ne la connais pas ; je ne sais pas si une tragédie de cette ampleur possède une réponse. Mais je sais qu’il y a « réponse » dans responsabilité. »

Le message délivré par Élie Wiesel est de nature morale : il faut être responsable d’autrui. Il est illustré au travers de la relation du père et du fils. Celui-ci restera porteur d’un sentiment de culpabilité, lié au fait de n’avoir pas été responsable de son père jusqu’au bout. Et peut-être, plus encore, à cet instinct de survie, lié au « pour-soi », qui lui a fait éprouver, avant même la disparition du père, le désir d’être débarrassé de lui.

On notera donc que, si Élie Wiesel aborde le thème de la culpabilité, il s’agit moins de celle des nazis, par rapport aux juifs, et à l’humanité entière, que de celle que tout homme peut être amené à éprouver, dans des circonstances extrêmes, où l’amour est pris en défaut.

Je songe à une parole du Christ, une parole extrême, qui a un rapport avec la thématique centrale de ce récit. Il a dit : « Il n’y a pour personne de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. » (Jean 15 : 13) Les préceptes du Christ, il est le premier à les avoir mis en pratique. En effet, le Christ, lui qui était innocent, est mort sur la croix, comme un vil malfaiteur, afin de prendre sur lui le poids du péché de l’humanité entière. Cette responsabilité pour-autrui, il l’a assumée, lui, jusqu’au bout, en donnant sa vie. Pour tout homme.

« Car Dieu a tant aimé le monde, qu’il a donné son fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais ait la vie éternelle. » (Jean 3 : 16)

Bien sûr, en tant que juif, Élie Wiesel n’aurait pas approuvé ma conclusion, orientée par ma foi chrétienne. Cependant, je voudrais souligner que, de manière objective, on peut constater le fait que le Christ, en donnant sa vie, a effectivement été pleinement responsable, pour-autrui.