Il y a toujours cette fausse croyance : « Ici, cela n’arrivera pas ; de telles choses sont impossibles chez nous ». Hélas, il n’y a pas un endroit sur terre où les horreurs du XXe siècle soient impossibles. Alexandre Soljenitsyne, L’Archipel du Goulag, 1983.
Du point de vue de l’éthique chrétienne, comme on dit aujourd’hui, la question du complotisme ne devrait pas être traitée d’un revers de main. En effet, ce n’est pas parce qu’une attitude ou une activité sont susceptibles de dériver, parfois jusqu’à l’absurde, qu’elles doivent d’emblée être regardées comme suspectes. Ou, pour aborder la question sous un angle différent, existe-t-il une seule activité humaine qui soit exempte de toute suspicion ? Finalement, qui est le complotiste de qui ?
1. Le recours à la science
Dans son livre Propagandes (1962), Jacques Ellul (1912-1994) met en évidence le caractère omniprésent et multiforme de la propagande dans la société technicienne, ainsi que la relation ambiguë entre le propagandiste et le propagandé. Dépassant les définitions classiques, il a montré que la propagande n’était pas l’apanage des dictatures, mais une nécessité pour tous les régimes, et qu’elle ne se limitait pas à la guerre psychologique, mais englobait aussi les relations destinées à adapter l’homme à une société, à une consommation. Comment réagir face à cela ?
A la fin des années 90, on pouvait vanter la qualité d’un produit avec la mention ‘Vu à la télé’. Mais quelle garantie cela apportait-il ? C’est le recours à la science qui, actuellement, est susceptible d’apporter le meilleur crédit. Mais pendant combien de temps ? Les liens entre science et idéologiesont tout sauf limpides. Dès le milieu du XIXe siècle on a parlé de Socialisme scientifique dans le contexte d’un renouveau de la philosophie matérialiste induite par les nouvelles découvertes scientifiques et techniques. C’est sur ce fondement que s’est construit le régime soviétique…
L’idéologie actuelle de la science, écrit J. Ellul, est une idéologie du Salut. La science est la seule porteuse d’avenir de notre société. A chaque problème qui est soulevé, la réponse sera inévitablement : la Science y pourvoira. Cependant, observe-t-il, jusqu’ici l’expérience a plutôt montré que la croissance des pouvoirs techniques n’a pas conduit l’homme à plus de vertu. Il faudrait, pour que le problème du “bon usage” soit résolu, que les hommes soient en présence de fins claires et adaptées, pour réduire la technique à l’état de moyen pur et simple. Or, dans notre situation actuelle, les fins sont totalement inadaptées à notre situation, ou bien complètement vagues (Le bluff technologique, 1988, p. 321).
Il y a le sourcilleux problème des contradictions entre experts, dit encore Jacques Ellul. Un expert affirme que tel appareillage atomique ne présente strictement aucun danger, cependant qu’un autre, à égalité de titre et de compétence, dénonce au contraire des dangers… Vivant sous le règne des experts, nous vivons en réalité dans le monde de l’incertitude (p. 349s)[1].
2. L’homme fasciné
Jacques Ellul parle de l’homme fasciné de la société technicienne et numérique. Cet environnement de bruit et d’images est tellement envahissant, suggestif et attractif, que l’homme ne peut pas continuer à vivre sur le mode de la distanciation, de la médiation, de la réflexion, mais seulement sur le monde de l’immédiateté, de l’évidence et de l’action hypnotique. C’est-à-dire trois caractéristiques de l’absurde, au sens existentiel[2].(p. 581s).
Dans ce contexte, on peut être (regardé comme) complotiste pour des raisons diverses. Certaines attitudes ou certains raisonnements sont si peu convaincants, semblent portés par des motivations si particulières, qu’il n’est pas très difficile d’y voir des affabulations qui ressemblent à celles que les enfants peuvent imaginer, se convainquant eux-mêmes. Attention cependant, les enfants n’affabulent pas toujours.
D’autres discours suscitent l’incrédulité parce qu’ils sont portés par un petit nombre de personnes, ou encore parce qu’ils mettent en défaut l’avis général. Effectivement, il ne suffit pas d’être seul pour avoir raison. Mais a-t-on raison parce qu’on est du côté de la majorité ? Nous savons bien que non[3].
Il y a donc bien un jugement à exercer[4], et nous serons dans la ligne de la Bible si nous admettons que les aptitudes tout humaines n’y suffisent pas. Que chacun, déjà, se méfie de lui-même. Toute idée qui me passe par la tête, qu’elle soit optimiste ou pessimiste, n’est pas forcément juste. Tout enchaînement d’informations ou d’événements ne constitue pas une preuve. Un ton convaincant non plus. Une coïncidence pas davantage. Un énoncé n’est pas vrai par le seul fait qu’il est rassurant ou catastrophique. Alors, sur quoi doivent s’appliquer ces principes de jugement : sur les discours officiels ou sur ceux que l’on taxerait de complotistes ? Les deux, sans aucun doute.
Il y a donc bien un jugement à exercer, et nous serons dans la ligne de la Bible si nous admettons que les aptitudes tout humaines n’y suffisent pas.
3. Midi à sa porte
Et ceux qui sont en position d’autorité dans le pays ? Ils ont une légitimité (et seront d’ailleurs jugés plus sévèrement). A ce titre, ce qu’ils disent doit être entendu. Entendu ne signifie pas écouté. Entendusignifie pris en considération avec un a priori de confiance. Quand un soldat reçoit un ordre, il ne discute pas, il obéit, car celui qui donne l’ordre est sensé avoir des informations dont lui ne dispose pas. Nous ne sommes pas compétents dans tous les domaines. Cependant, si l’ordre donné est manifestement inique, le soldat doit désobéir, quitte à le payer cher. La loi dit cela. Mais cette objection de confiance ne fait pas de lui un rebelle. S’il résiste, ce n’est pas par esprit d’insoumission, c’est par soumission à une autorité plus grande. Les apôtres de Jésus-Christ ont agi comme cela (Ac 4.19 ; 5.29). Martin Luther aussi : Ma conscience est liée par la Parole de Dieu, et il n’est pas bon d’aller contre sa conscience.
Que chacun, déjà, se méfie de lui-même. Toute idée qui me passe par la tête, qu’elle soit optimiste ou pessimiste, n’est pas forcément juste.
La Bible dit que les hommes se plaisent à entendre ce qu’ils ont envie d’entendre et qu’ils sont sourds à ce qui les dérange (2 Ch 18.7 ; Jn 3.19 ; 2 Tm 4.3). Jacques Ellul l’a remarqué aussi : On refuse avec énergie les aspects négatifs. Bien entendu, la contrepartie de cela, c’est le rejet des opinions “pessimistes”, ou des faits inquiétants. Dans une certaine mesure, on peut dire que l’homme moderne ne veut pas voir ni savoir. (Le bluff technologique, 1988, p. 321). Cela peut être entendu par les uns et les autres.
5. Et les Eglises ?
Je cite encore Jacques Ellul : La question se pose alors pour moi : pourquoi les Eglises ont-elles si peu de jugement et d’esprit critique ? (…) Je pense que toutes les réactions de l’Eglise proviennent de leur peur de ne pas être modernes, de ne pas être “dans le vent” ou “branchées”. Alors, comme il est bien plus important de conserver le contact avec les contemporains qu’avec Dieu, de tenir des discours conformes à la société plutôt que d’écouter la parole de Dieu, étant ainsi victimes du terrorisme d’opinion et de communication au sujet de la technique, pour échapper à leur propre panique, les Eglises deviennent à leur tour la cassette enregistrée du terrorisme feutré de la technologie. Ce qui les assure de ne pas être jugées (Le bluff technologique, p. 710s).
Je pense à la remarque d’un économiste, entendue sur France Inter (juin 22) : Nous devons être optimistes, sinon on va dans le mur. Est-ce rationnel ? Ou même raisonnable ? C’est l’obligation d’être positif. Là aussi, les Eglises ont souvent signé.
6. Tous corrompus
S’il fallait trouver une assise théologique à ce questionnement, nous pourrions évoquer la doctrine de la corruption et celle de la grâce générale. Deux doctrines paradoxales qui, cependant, ne s’annulent pas l’une l’autre. Nous devons garder les deux.
L’enseignement biblique sur la corruption est certes pessimiste, mais c’est lui qui introduit l’annonce de la grâce et le salut réalisé par Jésus-Christ. Comment mieux formuler cet enseignement d’une manière brève qu’en citant les textes de la Réforme ?
La Confession de foi de La Rochelle (1559) traduit la pensée de Jean Calvin : L’homme [s’est] séparé de Dieu qui est la source de toute justice et de tous biens, au point que sa nature est désormais entièrement corrompue. Nous voyons que l’homme, étant aveuglé, a perdu toute intégrité, sans en avoir aucun reste (art. 9).
La Formule de Concorde, rédigée en 1577 près de Magdebourg, constitue la charte du luthéranisme orthodoxe. Je la cite : Le péché originel, loin d’être une corruption superficielle, est une corruption si profonde de la nature humaine qu’il ne subsiste rien de sain (art. 18).
Le synode de Dordrecht, réuni aux Pays-Bas en 1618-1619, fait justice aux deux doctrines évoquées plus haut : Il reste en l’homme quelque lumière de nature, une certaine connaissance de Dieu, du bien et du mal…, mais pas à salut, pas même à justice (3.4).
Il reste en l’homme quelque lumière de nature, c’est ce que nous appelons la grâce générale, la grâce de survie, pourrait-on dire. Bien insuffisante, c’est une grâce tout de même. Elle permet à la vie de subsister au milieu des écueils, parfois ténue, parfois abondante encore (Ac 14.16-17).
L’enseignement biblique sur la corruption est certes pessimiste, mais c’est lui qui introduit l’annonce de la grâce et le salut réalisé par Jésus-Christ.
Jésus la mentionne quand il dit : Méchants comme vous êtes, vous donnez (cependant) de bonnes choses à vos enfants (Mt 7.11). Que retenir de cette parole : que nous sommes méchants, c’est-à-dire peu fiables, étant par nature ennemis de Dieu et de tout bien ? Ou que nous donnons (quand même) de bonnes choses à nos enfants ? Les deux sont vrais, mais la tentation est de ne retenir qu’une partie, selon notre tempérament ou selon les circonstances. Et ceux qui retiennent l’autre partie ? Ils seront regardés comme déviants : naïfs ou paranoïaques.
Jésus donne à ses disciples une ligne de conduite parfaitement originale, paradoxale comme l’est notre monde. Je vous envoie comme des brebis au milieu des loups. Soyez donc prudents comme des serpents et simples comme des colombes (Mt 10.16). Il n’y a, chez les loups, pas beaucoup de scrupules. C’est ainsi depuis Caïn. Les choses doivent-elles s’arranger avec le temps ? La Bible ne permet pas de le penser[5].
7. Simples et prudents
L’apôtre Paul avertit Timothée sur le principe d’une dégradation inexorable : Sache que dans les derniers jours, il y aura des temps difficiles. Car les hommes seront égoïstes, amis de l’argent, fanfarons, hautains, blasphémateurs, rebelles à leurs parents, ingrats, irréligieux, insensibles, déloyaux, calomniateurs, intempérants, cruels, ennemis des gens de bien, traîtres, emportés, enflés d’orgueil, aimant le plaisir plus que Dieu… (2 Tm 3.1-4). Complotiste, l’apôtre Paul ? Ces choses n’ont-elles pas toujours existé ? Certes, depuis Caïn, avons-nous dit. Mais une accentuation est annoncée, mieux vaut le savoir.
Alors, quand les parents recommandent à leurs enfants d’être prudents (avertis, avisés, sensés, réfléchis), ils ont sans aucun doute raison, même si ce n’est pas agréable. Enfant, ne crois pas tout ce qu’on te dit ! Oui, il y a un scepticisme de bon aloi[6]. Existe-il encore des enfants qui, dans la cour de l’école, soient en mesure de dire : Oui, oui, oui ; mais là non. Pas toujours non ; pas toujours oui…
Et si parents et enfants devenaient trop prudents, trop craintifs, timorés, suspicieux, il faudrait qu’ils se souviennent aussi de l’invitation à la simplicité (à la candeur, à l’innocence)[7]. Pourquoi ? Parce que Dieu ne cesse pas de mettre une limite au mal, limite parfois repoussée il est vrai ; parce qu’il y a des promesses, particulièrement pour ceux et celles qui se confient en Lui et qui gardent sa Parole.
Les chrétiens de la ville de Bérée, écrit Luc, avaient des sentiments plus nobles que ceux de Thessalonique. Ils reçurent la Parole avec beaucoup d’empressement, et ils examinaient chaque jour les Ecritures pour voir si ce qu’on leur disait était exact (Ac 17.11). Simplicité et prudence de ces chrétiens. L’amour pour la vérité (cf. 2 Th 2.10) les a conduits à ouvrir leur cœur tout en vérifiant ce qu’on leur disait[8]. Ne confondons pas foi et crédulité.
C’est la dimension prophétique – et pas seulement didactique – de la Parole de Dieu. Toi, en ce moment, dois-tu être exhorté à plus de prudence ou à plus de sérénité ? Peut-être – sans doute – les deux.
Annexes
1. Les experts
Je dois avouer ici un certain scepticisme à l’endroit du Groupe d’Experts intergouvernemental sur l’Evolution du Climat(GIEC). Non pas que tout ce qu’ils affirment serait faux : il y a toujours une part de vérité dans un énoncé. Mais il y a toujours une part d’interprétation également. C’est comme la Bible et les commentaires qu’on en fait…
Je ne nie pas qu’il y ait une évolution du climat, je ne nie pas que l’activité humaine y soit pour quelque chose, je ne nie pas qu’il soit raisonnable et même important d’agir dans le sens d’une plus grande responsabilité, d’une plus grande sobriété. Mais je ne prends pas pour argent comptant les prévisions de type prophétique qui accompagnent ces observations et ces recommandations. Mes doutes ne sont pas nourris par le caractère catastrophique de ces prévisions, mais par l’assurance, à mes yeux insolente, avec laquelle elles sont déclamées. Une parole bien connue de l’apôtre Paul me vient à la pensée : Se vantant d’être sages, ils sont devenus fous (Ro 1.22).
Après l’épisode dit cévenol de ce mois d’août 2022, j’ai simplement cherché ce qui est dit sur les modèles utilisés pour les prévisions météorologiques. Extrait ci-dessous :
La prévision du temps est aujourd’hui incontournable, mais pour prévoir la couleur du ciel de demain, les météorologues ont besoin des modèles de simulation de l’atmosphère.
Il est bien connu que pour tenter de prédire les aspects comportementaux d’un système, il est nécessaire de créer son modèle approximatif mathématique. Aussi bien valable en économie qu’en météorologie, ce modèle doit être défini à partir de lois d’évolution. En le faisant « tourner » on simule alors le comportement du système à différentes échéances à partir d’un état initial préalablement défini[9].
Dans ces quelques lignes, je vois le verbe tenter de, je vois le mot approximatif, je vois l’expression lois d’évolution, je vois le verbe simuler… Tout cela traduit une forme d’humilité que je ne retrouve pas dans les déclarations du GIEC qui semblent, aux yeux d’une multitude de personnes désemparées (ou anxieuses, et peut-être bientôt violentes pour certaines d’entre elles) tenir lieu de parole inspirée.
Complotisme ou scepticisme de bon aloi ? Je vous laisse juger.
2. Juger ou ne pas juger ?
Nous avons souvent entendu rappeler (et rappelé nous-mêmes) qu’il ne fallait pas juger. Cela est écrit clairement dans le Nouveau Testament. Ne jugez pas afin que vous ne soyez pas jugés (Mt 7.1). Cependant, juste après cette injonction, Jésus donne la marche à suivre pour ôter la paille de l’œil de notre frère (7.5), avant de recommander de ne pas donner les choses saintes aux chiens (7.6). En Luc 6, l’appel à ne pas juger précède la question suivante : Un aveugle peut-il conduire un aveugle ? Tout cela n’est-il pas contradictoire ?
Il n’est pas difficile de repérer l’intention du Seigneur : il y a une manière de juger qui est déplacée et qui va créer beaucoup de difficultés, et une manière de juger qui est absolument nécessaire. Le même terme grec est utilisé dans les deux cas.
L’apôtre Paul reprend le même discours qui pourrait avoir pour titre : Devenez adultes ! Frères, ne soyez pas des enfants pour ce qui est du jugement. Soyez des hommes faits ! (1 Co 14.20). Ici, être un enfant, c’est juger n’importe comment ; être adulte, c’est exercer un jugement fiable. Il y a donc deux écueils à éviter : celui de juger trop vite, impulsivement, et celui de ne pas juger du tout.
Paul associe les verbes juger et mépriser : Pourquoi juges-tu ton frère, pourquoi le méprises-tu, puisque nous comparaîtrons tous devant le tribunal de Christ ? (Ro 14.3, 10). En d’autres termes, la mauvaise façon de juger consiste à prendre la place de Dieu, ce qui ne peut jamais convenir. Est-ce que pour autant il n’y a pas un jugement, un discernement à exercer ? Bien sûr que oui. Jésus le dit quand il précise qu’un arbre se reconnaît à ses fruits (Lc 6.44).
Dans ce sens, l’apôtre Paul écrit que toute action doit pouvoir être jugée, dès lors que les motivations sont justes, approuvées par Dieu. Ne savez-vous pas que les saints jugeront le monde ? Et si c’est par vous que le monde est jugé, êtes-vous indignes de rendre les moindres jugements ? Ne savez-vous pas que nous jugerons les anges ? Et nous ne jugerions pas à plus forte raison des choses de cette vie ?… Ainsi, il n’y a pas parmi vous un seul homme sage qui puisse prononcer entre ses frères ? (1 Co 6.2-5).
La question n’est donc pas : Faut-il juger ou s’abstenir ? La question est : Comment remplacer les jugements charnels (laxistes ou intransigeants) par des jugements spirituels exercés de la part de Dieu ?