Les abandonnés

Madame André est fatiguée. Elle disparaît dans son fauteuil, devant la porte-fenêtre, donnant sur le balcon, le ciel. Elle reste la tête en arrière, yeux fermés. Mais un bruit attire son attention. Comme un frottement. C’est quoi ? Oh ! Un chat ! Un petit chat noir, tout fin.
« Minou … Tu es tout seul ? … Viens … »
Elle a à peine tourné la poignée de la porte que l’animal s’est enfui.

C’est rare, mais il arrive que Léa propose un spectacle, dans sa péniche-librairie, en début de soirée. Elle accueille les gens du quartier du canal.
« Bonjour, mon petit Miyo ! Tu es venu avec ta maman, c’est bien ! … »
Il y a Tonin, son ami le peintre, bien sûr, et puis Monsieur Jean, l’aumônier de prison, Mounir, le fils de Momo, qui tient le café, et tous les autres, devenus ses amis. Mais cette jeune femme, si fleurie, qui est-elle ?
« Bonjour, je suis Louna. J’aurais dû accompagner Madame André, mais elle ne viendra pas. Elle n’est pas très bien …
– Ah ! Je comprends, dit Léa. Soyez la bienvenue … »
Ils se sont tous installés dans l’espace débarrassé pour les comédiens qui vont intervenir. Léa les présente et annonce la lecture-spectacle : « Les abandonnés ».
S’ouvre alors un monde, d’ombres et de lumières, un monde de murmures et de mots, de noir et de couleurs. Un monde des peurs; Un monde des joies. Le monde des émotions plein la voix, les corps, les mots.
Ça parle … des enfants perdus, dans les contes. Ceux dont on ne voulait pas. Mais on abandonne aussi les adultes parfois, et les chiens, et les chats.
Ça parle … de tous ceux qu’on bascule, comme ça, d’une pichenette, dans le vide, parce qu’on n’en veut pas.
On ne comprend pas tout. Pourtant, on essaie discrètement de cacher une larme venue là, au coin de l’oeil, pour qu’elle ne coule pas sur la joue.
Parfois, Mounir, qui est un beau jeune homme, n’écoute plus. Il regarde Louna, qui est une belle jeune femme. Elle perçoit son regard sur elle, mais elle ne le montre pas.

« Alors, ça vous a plu, Mounir ?
– Oh ! Je suis pas sûr d’avoir tout compris …
– C’était très beau, dit Louna. »
Elle sort de la péniche en même temps que Mounir. Il se tourne vers elle.
« Vous venez boire un verre ? Mon père, il tient le café, là-bas.
– Ah ! C’est vous … Je vous ai déjà vu. Je veux bien. »
Et en allant vers le café, ils commencent à parler. Oui, c’était bizarre, ce spectacle, et pourtant tellement vrai …
« On est tous un peu des abandonnés, dit Louna. »
Mounir approuve.
Ils sont assis l’un en face de l’autre et il y a tellement de tristesse dans les yeux de Mounir. Louna ne demande rien, mais il lui dit : « C’était la guerre dans notre pays et ma mère elle est sortie pour me chercher parce que ça tirait de tous les côtés et moi j’étais pas à la maison. Alors une balle l’a frappée et elle est tombée, là, dans la rue, à cause de moi … »
La voix s’étrangle et un peu de temps passe, en silence, et douceur.
« Moi, dit Louna, elle n’est pas morte, mais je ne l’ai pas connue. On m’a laissée un jour, comme un paquet, devant une porte. »
Mounir regarde Louna et, entre eux, il n’y a plus besoin de mots.

Psaume 27 : 9-10 :
« Ne me laisse pas
Ne m’abandonne pas
Dieu de mon salut !
Car mon père et ma mère m’abandonnent
Mais l’Eternel me recueillera. »