En quoi les rassemblements de l’Église sont-ils une menace ?

Le rassemblement n’est pas à l’origine de la menace ; c’est le message chrétien qui gêne. Ces chrétiens, lui disent ses informateurs, affirment ne faire allégeance définitive et absolue qu’à ce Jésus ; pas au parti, ni au régime, ni à la nation. Ils prétendent qu’il les a, d’une manière ou d’une autre, « sauvés » et qu’il est leur « roi ». Qui plus est, ces gens-là promettent de s’accorder une priorité mutuelle – du moins à certains égards – plutôt que de prioriser leur famille et leurs concitoyens. Ils s’appellent les uns et les autres « les citoyens du ciel », « une nation sainte », « des frères et des sœurs » et « la famille de Dieu ».

S’il ne s’agissait que de divagations de quelques fous, l’officiel de l’État ne s’inquiéterait pas. Pourtant, il s’alarme, précisément parce que ces chrétiens se rassemblent bel et bien. Pour chaque réunion, il plante une épingle sur la carte affichée dans son bureau, et le nombre d’épingles ne cesse d’augmenter. À ses yeux, les rassemblements paraissent une force politique croissante, comme s’il s’agissait de réunions secrètes d’une puissance étrangère. Les gens qui s’y présentent sont endoctrinés. Ils revendiquent ensemble leur dissidence. Ils reçoivent des ordres de marche. Ils se mobilisent. Ils se dispersent et se mettent à la recherche de nouvelles recrues.

Et si, telles des cellules cancéreuses, ils ne cessaient de se multiplier et de se développer ?

La réponse de notre hostile fonctionnaire est simple : « Envoyez la police disperser les rassemblements, arrêtez les dirigeants et confisquez les exemplaires de leur livre ». En écrasant les rassemblements, vous écraserez le mouvement.

1) Telle une ambassade, les rassemblements représentent le règne au paradis et les jugements qui y sont prononcés :

Les préoccupations de notre bureaucrate imaginaire sont totalement à côté de la plaque, mais pas complètement infondées. À côté de la plaque, parce qu’il y a 2 000 ans, Dieu n’a pas envoyé Jésus pour renverser César. Et les Églises ne se rassemblent pas pour former des insurgés.

Et pourtant, notre officiel a raison d’y déceler l’œuvre d’une puissance étrangère. S’il pouvait utiliser un langage théologique, il saurait que ces regroupements constituent en fait l’invasion du royaume des cieux ; un royaume que le philosophe politique du xviie siècle Thomas Hobbes appelait « un vrai royaume, pas un royaume métaphorique »[1].Chaque épingle sur la carte de l’homme d’État indique donc un avant-poste du rassemblement céleste beaucoup plus grand ; elle représente l’assemblée autour de Jésus ou ce que les chrétiens nomment l’Église universelle (voir Hé 12.22,23 ; Ép 2.6).

Il pourrait même aller jusqu’à dire, sans se tromper, que ces épingles révèlent les « ambassades » d’un empire paradisiaque. Certes, une ambassade représente une nation à l’intérieur d’une autre nation. Elle parle, à titre officiel, au nom du gouvernement étranger. Elle est mandatée, bien que provisoirement.

Par exemple, quand j’habitais et travaillais à Bruxelles, en Belgique, l’ambassade des États-Unis m’avait officiellement reconnu comme citoyen américain et avait renouvelé mon passeport à l’expiration de l’ancien. Même si je suis déjà citoyen américain, l’ambassade dispose d’une autorité que je n’ai pas : le pouvoir de parler et de prendre des décisions provisoires au nom du gouvernement des États-Unis.

En confiant d’abord les clés du royaume à Pierre et aux apôtres, puis aux Églises assemblées, Jésus a conféré aux congrégations une autorité similaire à celle de l’ambassade américaine de Bruxelles : l’autorité de porter des jugements provisoires sur ce qu’est une juste confession de l’Évangile (Mt 16.13-19), et sur qui est citoyen du royaume des cieux (Mt 18.15-20).

C’est ce que Jésus veut dire lorsqu’il déclare que les Églises détiennent l’autorité de lier et de délier sur la terre ce qui est lié et délié dans le ciel (Mt 16.18 ; 18.17,18). Il ne dit pas qu’elles ont le pouvoir de faire des hommes des chrétiens ni faire de l’Évangile ce qu’il est, pas plus que l’ambassade ne peut faire de moi un Américain, ni faire des lois américaines ce qu’elles sont. Jésus indique plutôt que les Églises peuvent prononcer des déclarations ou rendre des jugements officiels concernant le quoi et le qui de l’Évangile : Qu’est-ce qu’une véritable confession ? Qu’est-ce qu’un véritable confessant ?

L’assemblée revêt l’autorité de Jésus et celui-ci s’identifie lui-même à l’assemblée, comme si elle arborait son étendard.

Afin qu’une Église soit une Église, chaque chrétien doit, individuellement, s’accorder sur ces jugements : « Je vous dis encore que, si deux d’entre vous s’accordent sur la terre pour demander une chose quelconque, elle leur sera accordée par mon Père qui est dans les cieux » (Mt 18.19). Toutefois, ce consentement n’est rendu manifeste que lors du rassemblement de l’Église. « Car là où deux ou trois sont assemblés en mon nom, je suis au milieu d’eux » (Mt 18.20). Une Église peut s’assembler en son nom, parce que ses membres s’accordent au sujet de son nom : qui est Jésus, ce qu’il a fait. Lui-même scelle cette entente par sa propre présence. Lorsqu’il dit qu’il sera « là », il n’annonce pas qu’il planera comme un brouillard mystique dans la pièce. Il nous révèle en fait que le rassemblement le représente. Le rassemblement parle en son nom. L’assemblée revêt l’autorité de Jésus et celui-ci s’identifie lui-même à l’assemblée, comme si elle arborait son étendard.

Autrement dit, une Église ne représente pas seulement le Christ, son règne et son jugement de manière provisoire. C’est aussi l’Église assemblée. Et cette assemblée qu’est l’Église constitue l’ambassade du Christ. Le rassemblement incarne l’autorité céleste de Jésus, peu importe où l’épingle sur la carte est plantée, que ce soit en Belgique, en Allemagne, en Russie, en Iran, en Chine, au Canada ou au Brésil.

Les chrétiens disent parfois que l’Église est un peuple, et non pas un lieu. Il est vrai que l’Église reste l’Église même quand elle n’est pas rassemblée, de la même manière qu’une « équipe » de basket reste une équipe même lorsque ses membres ne sont pas rassemblés pour jouer au basketball. Toutefois, une Église devient une Église lorsqu’elle se rassemble dans un même lieu, et nous pouvons devenir des membres de cette même Église que si nous nous réunissons avec les autres. Vous ne pouvez pas lui appartenir si vous ne participez pas aux rencontres, tout comme vous ne pouvez faire partie de l’équipe de basket si vous ne participez jamais aux parties.

Une Église devient une Église lorsqu’elle se rassemble dans un même lieu

Paul, lorsque l’Église de Corinthe est confrontée à une situation de discipline interne, pense vraisemblablement à la promesse de Jésus en Matthieu 18.20 : « Lorsque vous serez assemblés, je serai avec vous en esprit et la puissance de notre Seigneur Jésus se manifestera ; vous devrez alors livrer cet homme à Satan » (1 Co 5.4,5 ; BFC). Lorsqu’une Église se réunit ou se rassemble au nom du Christ, la communauté reçoit du Seigneur Jésus le pouvoir d’en radier un membre. Après tout, ils ne peuvent plus affirmer d’un commun accord que cette personne est toujours chrétienne. En conséquence, ils doivent, sur la terre, rendre un jugement provisoire au nom de Jésus.

Pourquoi les Églises s’assemblent-elles ? Afin de représenter le règne au paradis et les jugements qui y sont prononcés.

2) Telle une réalité géographique, les rassemblements constituent un avant-poste visible du royaume de Dieu :

L’idée que les rassemblements d’Églises sont des manifestations géographiques du royaume des cieux est étroitement liée au point précédent.

Cela peut paraître étrange quand on le dit. Mais si nous faisons un petit retour en arrière dans la chronologie de l’histoire biblique, nous parviendrons finalement à comprendre. À l’origine, Dieu demeurait avec Adam et Ève dans le Jardin d’Éden, un lieu géographique identifié sur la terre. Lorsqu’ils ont péché, il les en a chassés. Il leur était désormais impossible de résider ou de s’assembler avec leur Dieu.

À travers la descendance d’Abraham, Dieu a ensuite appelé un peuple à s’assembler de nouveau, de sorte qu’il accomplisse le mandat qu’il avait adressé à Adam (lire Ge 28.3 ; 35.11 ; 48.4)[2]. Éventuellement, il a rassemblé le peuple d’Abraham – son peuple – dans le pays de Canaan où il leur a, de temps à autre, demandé de se réunir, de se réunir réellement et physiquement. Imaginez : c’était un stade de football rempli, mais sans l’enceinte ! Le terme vétérotestamentaire que le grec utilise pour décrire cette assemblée physique au sein de laquelle les membres se retrouvent épaule contre épaule, est ekklēsia. Par exemple :

L’ekklēsia a joué un rôle crucial dans la visibilité du royaume de Dieu parmi le peuple d’Israël, tout comme ce royaume était visible dans le Jardin d’Éden. C’est dans l’assemblée qu’il a conclu son alliance avec son peuple. Et c’est en assemblée que celui-ci s’est réuni pour l’adorer : « Chantez à l’Éternel un cantique nouveau ! Chantez ses louanges dans l’assemblée [ekklēsia] des fidèles ! » (Ps 149.1.)

Aujourd’hui, certains commentateurs bibliques distinguent parfois les usages politiques des usages religieux du mot ekklēsia, distinction que le mode de pensée hébreu n’aurait pas rendue aussi flagrante. Car s’incliner devant le Dieu-Roi, c’est aussi s’incliner devant le Dieu-Rédempteur. Assurément, si Dieu rend son règne visible, c’est précisément pour que nous puissions le connaître et l’adorer.

Quand Dieu a envoyé Israël et Juda en exil, il a dispersé l’assemblée. Pourtant, lorsque le prophète Joël promet l’effusion du Saint-Esprit (Joë 2.28-32 ; Ac 2.17-21), il ordonne concomitamment à Israël : « Assemblez le peuple » et « formez une sainte réunion ! » (ou « consacrez la congrégation » [ekklēsia] ; Joë 2.16). Toute la trajectoire politique et l’histoire nationale d’Israël sont incarnées par le rassemblement, puis par la dispersion due à l’exil, et enfin par la promesse d’un nouveau rassemblement.

C’est face à cet arrière-plan vétérotestamentaire que nous avons besoin d’entendre Jésus déclarer : « Je construirai monekklēsia » (Mt 16.18). Pourquoi a-t-il choisi le mot ekklēsia, au lieu de « synagogue », de « communion » ou d’un autre terme encore ? C’est parce qu’il avait à l’esprit le rassemblement d’un nouvel Israël. C’est là qu’est la vraie fin de l’exil. C’est là qu’est la nouvelle entité politique. C’est là que se trouve la reconstitution du royaume de Dieu, par le biais des avant-postes de cet empire céleste sur la terre. Jésus est venu pour réunir une nouvelle assemblée, une nouvelle ekklēsia.

Sa volonté n’était nullement que ses disciples prennent possession, par l’épée, d’un lieu géographique précis sur la terre. Toutefois, sa volonté n’était pas non plus qu’ils forment une « religion » uniquement caractérisée par certaines croyances, ou encore un « club » dont les membres se réuniraient à dessein parce qu’ils partageraient un intérêt commun, tel un club d’échecs. Au contraire, il voulait que les générations de disciples constituent un royaume, une réalité politique qui défierait et transcenderait les frontières humaines de ce monde. Par conséquent, il a choisi d’utiliser un vocable politique, revêtant une connotation spatiale : ekklēsia. Ses disciples se soumettraient ainsi à lui, et ils le feraient ensemble, de manière tangible, en un lieu donné et en témoignage de son règne. Comme s’ils étaient un royaume comme n’importe quel autre.

Tels les explorateurs espagnols du xve siècle traversant les océans en quête de richesses, notre navire à nous s’échoue ici, sur la partie topographiquement visible, quoique temporaire, du royaume du Christ : le rassemblement. Temporaire, car il ne dure que quelques heures chaque semaine. Temporaire, car nous n’avons pas encore reçu notre héritage permanent. Son existence planétaire reste toutefois on ne peut plus réelle. Il est spatial. Il est physique. Il est présent. Il n’est pas théorique. Il est visible. Et c’est là que l’action se déroule.

Les Églises se rassemblent, car en tant qu’avant-postes ou ambassades du ciel, il leur faut devenir ostensibles, audibles et tangibles, aussi palpables que des coudes qui se touchent sur les bancs de la congrégation. Car les humains sont des créatures physiques. Les corps, leurs corps, ont de l’importance, ils comptent. L’espace compte. Le fait d’être physiquement ensemble a de l’importance. Et les communautés ont besoin d’une portion de territoire sur laquelle se réunir afin de pouvoir devenir ce qu’elles sont fondamentalement : des assemblées (dans le grec original), ou des Églises (dans la traduction française). Une fois encore, Jésus dit donc à ses disciples que sa volonté est, d’une façon ou d’une autre, particulièrement présente lorsque deux ou trois chrétiens se réuniront en son nom (Mt 18.20).

Les croyants citent habituellement ce verset pour sanctifier leurs petits groupes, leurs études bibliques, leurs conférences chrétiennes et même leurs soirées dinatoires. Or, Jésus ne parle pas ici de telles choses : il s’intéresse plutôt à l’Église. En effet, le verset n’inclut pas tout ce dont les congrégations ont besoin, comme les ordonnances. En revanche, il jette les bases de la structure de l’autorité dans l’Église : une assemblée du peuple de Christ, détenant les clés du royaume des cieux et prenant des décisions de justice pour celui-ci.

Si vous entrez dans l’ambassade américaine de la capitale d’un pays étranger, comme Bruxelles en Belgique, le personnel vous certifiera que vous posez le pied sur le sol des États-Unis. Pour quelle raison ? Parce que l’autorité du gouvernement américain contrôle cet espace. L’espace physique est en lui-même inerte, mais sa signification sociale est transformée par l’autorité américaine qui s’y trouve mandatée. L’autorité « sanctifie » la terre et l’espace.

De la même manière, l’autorité de Christ transforme la géographie. Il sanctifie l’espace dans lequel les chrétiens se rassemblent. Il lui donne une signification sociale grâce à des mots comme « là » et « au milieu de » (Mt 18.20). Il est là, il est au milieu. Tout cela est vrai, que le maître de ce territoire particulier le reconnaisse ou non, que son nom soit le Parti communiste chinois, l’Ayatollah d’Iran ou qu’il s’agisse d’un propriétaire de salle de cinéma. Ce rassemblement, lorsqu’il est associé à la prédication de l’Évangile et aux ordonnances, devient une Église. Jésus le revendique temporairement et symboliquement dans le monde physique. Et notre officiel du gouvernement, pendant qu’il place ses épingles sur la carte, ressent donc une menace. Le royaume de Jésus est devenu visible, c’est une réalité topographique, et au milieu de son peuple. C’est pourquoi, lorsque l’Église se disperse, ils restent ses membres. La vérité géographique, elle, se dissipe jusqu’à disparaître. L’espace n’est désormais plus sacré.

Un jour, le peuple de Dieu tout entier sera rassemblé : « une grande foule, que personne ne peut compter, de toute nation, de toute tribu, de tout peuple, et de toute langue. Ils se tiennent devant le trône et devant l’Agneau » (Ap 7.9). Et ce rassemblement n’aura pas de fin.

En attendant ce jour glorieux, pourquoi les Églises s’assemblent-elles ? Afin d’établir des avant-postes visibles du royaume de Christ et de cette assemblée à venir.

Note de l'éditeur : 

Cet article est un extrait de l’essai : L’Église rassemblée