Quand on lit la littérature missionnaire contemporaine, on est confronté à une grande diversité d’approches et de philosophies concernant le ministère transculturel. Une telle diversité n’est pas sortie du vide. Il s’agit de développements ayant émergé en fonction des priorités fixées par les différentes missions occidentales qui ont œuvré depuis 200 ans.
Dans cet article, je voudrais esquisser une vue d’ensemble de l’histoire moderne des missions en mettant en lumière trois époques distinctes. Elles ont produit des orientations ou des trajectoires différentes qui se poursuivent aujourd’hui dans la missiologie occidentale. Une missiologie bibliquement solide et centrée sur l’Église doit s’inspirer de ces trois époques mais doit également éviter la distorsion que produirait une attention disproportionnée accordée à l’une plutôt qu’à l’autre époque.
Première époque : le « Grand siècle »
La plupart des ouvrages écrits sur les missions protestantes avec un point de vue occidental, mettent l’accent sur la figure emblématique de William Carey. Considéré comme le père des missions modernes à la fin du XVIIIè siècle, Carey et ses compatriotes ont ouvert la voie à l’évangélisation des païens. Ils ont travaillé dans la prière pour obtenir des conversions, former de nouveaux croyants et établir des églises dans des régions qui n’avaient pas été évangélisées.
Les lecteurs qui connaissent les efforts missionnaires du XIXè siècle reconnaîtront également des noms tels que David Livingstone, Lottie Moon, John G. Paton et Samuel Zwemer, des hommes et des femmes qui se sont dépensés sans compter pour atteindre des lieux et des personnes qui n’avaient jamais entendu l’Évangile. Ils ont cherché à obéir au commandement de faire des disciples de toutes les nations, donné dans Matthieu 28:18-20.
Durant cette période, de nombreuses personnes ont été mobilisées pour la mission à cause de l’inspiration que leur donnaient de tels hommes et de telles femmes. Cependant, certains portaient avec eux des idées concernant la foi et la pratique chrétiennes qui conduisaient les nouveaux disciples à davantage porter les couleurs d’une culture occidentale qu’à revêtir les principes bibliques. Par exemple, les missionnaires anglais du XIXè siècle en Inde ont été critiqués pour avoir imposé à leurs convertis d’Asie du Sud de conserver les traditions anglaises comme signes d’une véritable conversion. Ce traditionalisme brouillait les frontières entre la culture anglaise et les exigences bibliques.
Pendant cette période que nous désignons maintenant comme le « Grand siècle » de la mission moderne, certains missionnaires, animés d’idées insuffisamment développées sur la culture et la civilisation, ont propagé des modèles d’église et de formation de disciples insuffisamment contextualisés. Cependant, contrairement à ce que disent les critiques modernes, cela n’était pas le cas partout.
Certains missionnaires, animés d’idées insuffisamment développées sur la culture et la civilisation, ont propagé des modèles d’église et de formation de disciples insuffisamment contextualisés.
Des missionnaires comme Hudson Taylor ou John Nevius sont connus pour avoir eu le désir de démontrer que l’Évangile n’est pas une idée de la culture occidentale mais qu’il pouvait s’exprimer fidèlement dans une grande variété de costumes, de langues et de conventions sociales. Taylor fut l’un des premiers à préconiser l’adoption de la tenue locale pour son auditoire chinois, et Nevius écrivit un livre dans lequel il s’opposait aux tendances dominantes en exhortant les missionnaires à équiper les pasteurs locaux pour qu’ils puissent subvenir à leurs besoins et développer des églises nationales autonomes et capables de se reproduire.
Les missions du XIXe siècle présentaient donc une variété d’approches de développement fondées sur différentes compréhensions de la culture et des éléments nécessaires à la vie de disciple et à l’Église. La fin du XIXe siècle a laissé place à une deuxième ère des missions modernes, propulsée par les technologies nouvelles et par l’optimisme.
Deuxième époque : l’évangélisation mondiale
Le Grand siècle des missions occidentales suscita une sensibilité, un enthousiasme et une consécration pour la cause de Christ dans son ensemble. Alimenté par cet intérêt croissant pour les missions, un grand rassemblement de chrétiens préoccupés par la mission se tint en 1910 à Édimbourg en Écosse pour élaborer une stratégie en vue de l’évangélisation mondiale.
Les progrès de la technologie et des transports, associés à l’enthousiasme porté aux missions, avaient créé un environnement chargé d’optimisme. Nombreux étaient ceux qui pensaient qu’il était possible d’exploiter les ressources contemporaines de manière à achever l’évangélisation du monde au cours de leur génération. L’accent mis sur l’évangélisation a également permis d’atténuer l’imposition du modèle culturel occidental auprès des communautés naissantes de croyants autochtones- on aurait pu craindre qu’une longue période de supervision venant de l’étranger aurait imposé un modèle occidental.
Malgré les deux guerres mondiales, la Grande Dépression et l’Holocauste, tout au long du XXe siècle, des rassemblements similaires de chrétiens à l’esprit mondial ont eu lieu. Au milieu du siècle, un ensemble, connu sous le nom de « Conseil œcuménique des églises », s’est éloigné des convictions théologiques d’Édimbourg et a ouvert la porte à une politique de non-exclusion ainsi qu’à l’universalisme.
En réponse à cette dérive théologique, un groupe de participants plus conservateurs sur le plan théologique s’engagea à retrouver la vision originale d’Édimbourg. Ils se réunirent de leur côté à Lausanne, en Suisse, en 1974. Ce groupe fut connu sous le nom de « Congrès de Lausanne sur l’évangélisation mondiale ».
Entre-temps, le Congrès de Lausanne a mis en lumière deux autres courants de pensée missiologique qui s’étaient développés depuis 1910. Ces deux approches ont trouvé des défenseurs dans les deux architectes de la rencontre : Billy Graham et John Stott. Billy Graham soutenait que l’évangélisation la proclamation verbale de l’Évangile exclusif de Jésus-Christ était la priorité la plus importante en matière de missions. Au contraire, Stott soutenait que l’Église devait adopter une vision plus grande de sa tâche pour être pleinement biblique.
Alors que Graham reliait la tâche missionnaire à Matthieu 24:14 et la prédication de l’Évangile à toutes les nations avant la fin de notre ère, Stott la reliait à Jean 20:21, où Jésus envoie ses disciples comme le Père l’a envoyé. Comme le ministère du Christ était plus important que la simple évangélisation, Stott a encouragé les missionnaires contemporains à adopter une approche holistique de leur travail. Si la proclamation de l’Évangile est vitale, elle ne doit pas être élevée au point de diminuer les autres injonctions bibliques visant à encourager l’engagement dans la société, la recherche de la justice et l’incarnation de l’Évangile dans tous les domaines de la vie. L’héritage de Stott qui vise à promouvoir l’holisme demeure avec nous aujourd’hui par le truchement de certains des continuateurs du projet de Lausanne.
Aussi connus que soient les noms de Graham et de Stott dans le monde évangélique, ils n’étaient pas les voix les plus influentes de la conférence. Exploitant l’impulsion originale d’Édimbourg pour achever la tâche des missions, Ralph Winter a prononcé un discours qui a laissé une marque indélébile sur les missions mondiales. Ce discours marque le début d’une troisième ère des missions.
Troisième époque : les groupes de peuples non-atteints
À Lausanne, Winter a redessiné la carte de la stratégie missionnaire en soutenant que l’expression biblique « de toutes les nations » (panta ta ethné) avait été mal comprise. Plutôt que de lire ethné comme une référence aux États/Nations contemporains, Winter a soutenu qu’une meilleure compréhension serait celle de « groupes de personnes ». Ces groupes ne devraient pas être définis par les frontières géopolitiques visibles tracées sur une carte, mais par les frontières sociolinguistiques moins visibles qui servent à distinguer et à séparer une sous-culture d’une autre.
Comme le ministère du Christ était plus important que la simple évangélisation, Stott a encouragé les missionnaires contemporains à adopter une approche holistique de leur travail.
Dans son écrit au sujet de ces idées, Winter s’appuie sur Matthieu 24:14 afin de relier l’évangélisation des groupes de personnes dans le monde avec la tâche missionnaire. Il avance le raisonnement selon lequel la fidélité à la Bible exige de viser résolument les groupes de personnes non atteintes et non-engagées.
En suivant la direction imprimée par Winter, bien des efforts missionnaires contemporains ont repris pour eux l’optimisme d’Édimbourg : le fait qu’en ayant recours aux données modernes et à la technologie, nous pouvons découvrir et évangéliser les derniers groupes de personnes non atteintes dans le monde. La tâche des missions est donc de situer les groupes de personnes non-atteintes et non-engagées, puis de les atteindre avec l’Évangile. Une fois que ces groupes sont sur la voie de la formation de disciples, les missionnaires continuent à explorer les horizons où se trouvent les perdus, en atteignant la strate suivante de personnes non-atteintes.
Cette évolution a entraîné un certain nombre de changements missiologiques. Tout d’abord, de nombreuses missions ont réorienté leurs ressources et leur attention : ils ont laissé les territoires qui comptaient une église nationale pour se donner aux territoires habités par des peuples considérés comme non-atteints. Deuxièmement, diverses approches ont été développées afin d’identifier des groupes de personnes distincts et de déterminer s’ils sont atteints ou non. Enfin, l’idée d’œuvrer à l’achèvement de cette époque en veillant à ce que chaque groupe de population distinct ait un témoin parmi ses membres a été revigorée.
Animés du désir de voir cette œuvre accomplie avec l’urgence qu’elle exige, de nombreux spécialistes modernes de la mission plaident pour la mise en œuvre de stratégies qui visent à produire des mouvements rapides et exponentiels de populations se tournant vers Christ. De telles méthodologies cherchent à juste titre à multiplier et à mobiliser les faiseurs de disciples, et elles veulent s’assurer que chaque croyant adopte une disposition d’obéissance à l’Écriture. Ce « mouvementisme » a toutefois été critiqué pour la manière dont il se concentre sur la rapidité qui peut placer de nouveaux convertis dans des positions de direction au-dessus d’autres nouveaux convertis sans être préparés ou matures dans leur propre foi.
Une missiologie centrée sur l’Église
Aujourd’hui une grande part de la missiologie occidentale est caractérisée par trois des trajectoires missiologiques qui sont issues de ces trois époques : le traditionalisme, le « mouvementisme » et l’holisme (la vision holistique). Aucun de ces points d’insistance n’est nécessairement mauvais ou non-biblique. Mais chacun d’entre eux présente des lacunes lorsqu’on lui accorde une importance excessive. Je pense qu’il est possible de remédier à chacun de ces dangers potentiels en centrant notre missiologie sur une conception biblique solide de l’Église.
Aujourd’hui une grande part de la missiologie occidentale est caractérisée par trois des trajectoires missiologiques qui sont issues de ces trois époques : le traditionalisme, le « mouvementisme » et l’holisme (la vision holistique). Aucun de ces points d’insistance n’est nécessairement mauvais ou non-biblique. Mais chacun d’entre eux présente des lacunes lorsqu’on lui accorde une importance excessive.
Le traditionalisme qui a caractérisé une partie de la missiologie de la première époque reconnaît à juste titre l’importance d’une transmission fidèle de l’enseignement chrétien. La Bible confie à l’Église et à ses dirigeants le soin de préserver la doctrine (2 Tim. 1:13-14), de servir de pilier et d’appui à la vérité (1 Tim. 3:15) et de défendre la foi transmise aux saints une fois pour toutes (Jude 3). Ce que cela signifie pour les efforts missionnaires centrés sur l’Église, c’est que les processus de formation de disciples employés dans l’implantation d’églises doivent être suffisamment substantiels pour équiper les saints avec les outils de l’exégèse biblique et avec une compréhension historique des éléments essentiels de notre foi.
Bien que la doctrine chrétienne repose sur un noyau théologique biblique, l’Église et sa foi ont la capacité de s’exprimer fidèlement à travers une variété de langues (Actes 2:1-13), de formes de rassemblements (Actes 2:42-47) et de manifestations culturelles (Actes15:6-21). La vision biblique de l’église locale est à la fois traditionnelle dans son enseignement et adaptable dans son expression. Ainsi, pour être fidèle dans un contexte nouveau, la tâche missionnaire centrée sur l’église doit équiper les nouveaux croyants dans les nouvelles églises afin qu’ils puissent exposer et expliquer fidèlement la doctrine d’une manière qui peut être différente de celle que les traditions du missionnaire ont définie.
De la même manière, l’holisme (la vision holistique) perçoit à juste titre le fait que l’Évangile affecte chaque domaine de notre vie. Quand nous sommes sauvés par la fidèle provision offerte par Dieu en Christ, nous sommes transformés et notre citoyenneté est transférée pour nous donner une toute nouvelle manière de vivre notre humanité. Quoi que nous fassions, tout doit l’être pour la gloire de Dieu (1 Cor. 10:31).
Cependant, dans l’église, l’Évangile, en tant qu’annonce de ce que Dieu a fait pour nous en Christ, est un message de première importance (1 Corinthiens 15:1-6), et cet Évangile devrait être distingué de ce qu’il accomplit. Trop souvent, ce qu’est l’Évangile peut être confondu avec ce qu’il fait- et il perd alors son caractère distinct. Les missions centrées sur l’église garderont donc la proclamation de l’Évangile au centre tout en encourageant un ministère de service sain et des membres d’église actifs qui s’insèrent dans tous les domaines de la vie avec l’Évangile sur les lèvres et ses effets manifestés dans leur vie.
La vision biblique de l’église locale est à la fois traditionnelle dans son enseignement et adaptable dans son expression.
Enfin, le « mouvementisme » insiste à bon droit sur le fait que tous les disciples doivent être des faiseurs de disciples. Il est donné à l’Église des conducteurs pour équiper les saints afin qu’ils s’engagent dans l’œuvre du ministère (Éph. 4:12). Mais l’Église est aussi un corps dans lequel chaque membre contribue au bon fonctionnement de l’ensemble (1 Cor. 12). Alors que tous se doivent d’être engagés dans l’obéissance à l’ordre de faire des disciples, tous ne sont pas destinés à être des implanteurs d’églises, des enseignants ou des évangélistes.
Les missions centrées sur l’église feront en sorte que celle-ci soit plus qu’un centre de formation à l’évangélisation. C’est en étant environnés d’une vision de la formation de disciples suffisamment dense qu’on peut s’assurer que ceux qui reçoivent de l’attention ne sont pas simplement ceux qui montrent des aptitudes à l’évangélisation ou à l’implantation d’églises.
Il est bon de nous rappeler que Jésus a promis que les portes de l’enfer ne résisteraient pas à son Église. Notre espoir de faire avancer le royaume ne réside pas dans une tradition particulière, une transformation holistique de la société ou un mouvement au nom de Jésus. C’est pourquoi il est juste et approprié que notre missiologie soit centrée sur l’Église définie par les Écritures. Cela signifie que nous nous inspirons des injonctions bibliques présentes dans chacun des trois axes définis ci-dessus, sans pour autant leur accorder trop d’importance au détriment de l’Église biblique.