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Un auteur et son œuvre

Antonio Tabucchi est né en 1943, et décédé d’un cancer, à Lisbonne, en 2012. Ce déplacement vers le Portugal n’est pas lié au hasard dans sa vie. En effet, il est révélateur de l’importance de cet autre pays, pour l’écrivain italien.

Il a étudié les lettres, et s’est spécialisé dans la littérature portugaise, qu’il a enseignée à l’université de Sienne, l’une des plus anciennes de toute l’Italie. Il s’est notamment passionné pour l’oeuvre de Pessoa (1888-1935), l’un des plus grands auteurs portugais du XXe siècle.

Il est l’auteur d’une quinzaine de romans, recueils de nouvelles, ou essais.

Il a reçu, en France, le Prix Médicis de la meilleure œuvre étrangère de l’année 1987, pour Nocturne indien, un roman adapté au cinéma par Alain Corneau.

Homme de gauche, il s’est engagé dans la lutte contre le gouvernement de Berlusconi.

Son œuvre m’apparaît comme l’une des œuvres importantes du XXe siècle. Certes, il n’a pas reçu le Prix Nobel de Littérature, mais il est mort prématurément, et aurait été, d’après moi, un possible candidat à ce prix.

Bien qu’étant donc un auteur italien, de langue, lorsque l’on connaît son œuvre, on a tendance à l’associer au Portugal. Mais il fut, avant tout, un grand écrivain « européen ».

C’est à partir du roman Pereira prétend que nous entrerons dans l’oeuvre de Tabucchi. Il est paru en 1994 et comporte un peu plus de deux cents pages. Ce fut un immense succès d’édition, en Italie, où il s’est vendu à plus de 250 000 exemplaires. Pourquoi ? La réponse est simple : il raconte les aventures d’un journaliste, sous la dictature de Salazar, au Portugal. Tabucchi lui-même explique : « C’est une lecture politique de mon roman qui est responsable de son succès. ‘Pereira prétend’ est arrivé au bon moment. Sans que je l’aie prévu. Il est sorti en janvier 1994, trois mois avant les élections qui ont vu la victoire de Berlusconi et de sa droite douteuse, typiquement italienne. Beaucoup de gens se sont reconnus dans le personnage et l’époque. Ils ont découvert dans l’air qu’ils respirent aujourd’hui quelque chose qui ressemble aux années 40, celles de Salazar, Franco, Mussolini et Hitler. Surtout, ils ont perçu le livre comme l’histoire d’une mort et d’une renaissance civique, dans un environnement nationaliste, xénophobe et raciste. Et Pereira est devenu le symbole, le porte-drapeau de tous les opposants, de tous les résistants à cette droite berlusconienne. »  (Magazine « Lire », juillet 1995)

Sous la plume de Besma Lahouri, nous lisons ce résumé du roman, également dans le magazine « Lire » :« Pereira est un vieux journaliste portugais responsable de la page culturelle d’un journal salazariste qui, en plein été 1938, fait la connaissance d’un jeune révolutionnaire qui va bouleverser sa vie. Cette première rencontre, suivie de quelques autres, l’amène en effet à émettre de sérieux doutes sur le bien-fondé de sa vie. Entièrement dévolue au passé, elle doit son vague relief à une seule et unique obsession : la résurrection de la chair … » Nous avons là une très bonne entrée en matière…

Avant de passer au roman en lui-même, voici encore quelques précisions d’ordre historique. On connaît mal, en général, l’histoire portugaise. Salazar (1889-1970) fut un homme politique portugais, qui a dirigé la politique de son pays durant une période exceptionnellement longue puisqu’il accède au pouvoir dès 1933, à la même période où se mettent en place les dictatures de Hitler, Franco, ou Mussolini. Concernant Salazar, on peut aussi parler de dictature. Il a eu une véritable main-mise sur la nation portugaise, jusqu’en 1968, où il démissionne enfin. Il a institué l’« Etat nouveau », un régime fondé sur le nationalisme, le catholicisme, le corporatisme et l’anticommunisme.

Un court passage permet de bien restituer « l’air du temps » : « La place était ornée de festons en papier, avec des ampoules jaunes et vertes qui pendaient à des fils tendus d’une fenêtre à une autre. Il y avait des tables dehors, et quelques couples qui dansaient. Puis il vit une banderole de tissu déployée entre deux arbres de la place, qui portait une énorme inscription : Honneur à Francisco Franco. Et en-dessous, en lettres plus petites : Honneur aux militaires portugais en Espagne. Pereira prétend qu’il comprit à ce moment-là seulement qu’il s’agissait d’une grande fête salazariste, et que, pour cette raison, elle n’avait pas besoin d’être encadrée par la police. »

Enfin, concernant le titre : Pereira prétend, il est nécessaire d’apporter quelques explications. En littérature, on doit distinguer l’auteur de l’œuvre (Tabucchi), du héros (Pereira) et du narrateur : celui qui raconte l’histoire. Qui est-il, ici ? On ne peut répondre avec certitude. Le roman a pour sous-titre : « Un témoignage ». De qui ? Il ne peut s’agir, directement, de celui du héros, puisque revient, de manière obsédante, la formule : « Pereira prétend ». Qui donc rapporte le témoignage de Pereira, en ne cessant de le mettre en doute ? Peut-être un agent de la police de la dictature de Salazar. La notion de doute est fondamentale, dans cette œuvre. Le lecteur est déstabilisé, quant à la vérité, tout comme le personnage, qui la cherche, dans le doute permanent …

Le héros et son problème

« C’était le 25 juillet 1938, et Lisbonne scintillait dans le ciel bleu d’une brise atlantique, prétend Pereira. » Ainsi s’achève le chapitre d’ouverture du roman, dont la première étape consiste, pourrait-on dire, en une présentation du héros. Celle-ci s’opère à trois niveaux.

Sur le plan de sa vie professionnelle, Pereira est journaliste. Il travaille pour un petit journal de Lisbonne, dont il est responsable des pages culturelles. Bien sûr, dans le contexte d’une dictature, la culture est censurée. Mais Pereira n’est pas, au départ, un homme qui prend des risques. Il se veut apolitique, et, en tant qu’amateur de littérature française, se contente de traduire des textes courts de grands écrivains français du XIXe siècle.

La vie privée du héros est triste : il est veuf, et sans enfant. Sa femme fut atteinte de tuberculose, et elle est morte depuis quelques années. Pourtant, elle demeure présente pour Pereira, qui s’adresse à elle, au travers d’une photographie encadrée, dans sa bibliothèque. Pereira lui-même n’est pas en très bonne santé. Il ne cesse de prendre du poids. Il souffre énormément de la chaleur et ne cesse de transpirer.

Il souffre aussi, à l’intérieur de lui-même. Son mal-être est lié à son état de santé. Pereira est hanté par la pensée de la mort. Le philosophe français Pascal a écrit, au XVIIe siècle que : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. » Eh bien, ce n’est pas le cas de ce personnage qui, au contraire, passe la majorité de son temps à ne rien faire dans une chambre. « Et Pereira était catholique, ou du moins se sentait-il catholique à ce moment-là, un bon catholique, quoiqu’il y eût une chose à laquelle il ne pouvait pas croire : à la résurrection de la chair. A l’âme oui, certainement, car il était sûr d’avoir une âme ; mais la chair, toute cette viande qui entourait son âme, ah ! Non, ça n’allait pas ressusciter, et pourquoi aurait-il fallu que cela ressuscite ? Se demandait Pereira. »

La question de la mort, ou, plus exactement, de la mort « et » de la résurrection, est bien au cœur de ce roman : « Pereira commença de transpirer, parce qu’il songea de nouveau à la mort. Et il se dit : cette ville pue la mort, toute l’Europe pue la mort. » Par conséquent, par le biais de la fiction, Tabucchi parle bien de la possibilité d’une résurrection, tant sur le plan individuel que social.

Par le biais de la fiction, Tabucchi parle bien de la possibilité d’une résurrection, tant sur le plan individuel que social.

Rencontres perturbatrices

Pereira, souvent désœuvré, tombe un jour, dans une revue, sur un article qui le touche, puisqu’il s’agit d’une réflexion, philosophique, sur la mort. Elle a été rédigée par un certain Monteiro Rossi, italien de nom. Il prend contact avec lui, et ils se donnent rendez-vous le soir même.

Au cours de l’après-midi qui précède la rencontre, Pereira « eut alors la magnifique idée de faire une brève rubrique intitulée « Ephémérides », qu’il pensa publier tout de suite le samedi suivant, de sorte que, presque machinalement, peut-être parce qu’il pensait à l’Italie, il écrivit le titre : il y a deux ans disparaissait Luigi Pirandello. Puis, en dessous, il écrivit le faux titre : « Le grand dramaturge avait présenté à Lisbonne son ‘Je rêve, mais peut-être que non’. » La référence au dramaturge italien Pirandello (1867-1936) fonctionne comme un indice, non explicité par l’auteur, mais révélateur. Pirandello, en effet, a créé un théâtre métaphysique, plein de personnages, en quête de ce qui les définit, seuls et inquiets. Avec, aussi, une forte hésitation entre rêve et réalité, ce qui génère le trouble, un trouble proche de celui de Pereira.

Celui-ci retrouve donc le jeune Monteiro Rossi, qui lui plaît aussitôt. C’est un jeune homme, pauvre, et honnête, qui avoue que son article n’était, en fait, qu’un collage de citations de philosophes célèbres. Il est accompagné par une jolie jeune femme, Marta, militante marxiste. La relation avec ces jeunes gens, vivants, redonne de la vigueur à Pereira. Il propose à Monteiro Rossi de travailler pour lui, en écrivant des nécrologies anticipées d’écrivains, comme Bernanos ou Mauriac. Il le fait, mais les textes sont impubliables, parce qu’il entreprend l’éloge dithyrambique d’écrivains de gauche, comme Garcia Lorca, ou bien Maïakovski et, inversement, des blâmes aux limites de l’insulte d’écrivains de droite, comme Marinetti, ou D’Annunzio, dont on sait qu’ils deviendront des piliers du régime fasciste de Mussolini.

En fait, Monteiro Rossi et sa compagne vont perturber le cours tranquille de la vie de Pereira. Il était déjà en questionnement sur le sens de son existence, et son problème se précise : est-ce que la littérature vaut mieux que la politique ?

Pereira éprouve le besoin de mettre une distance entre lui et ces jeunes gens, et il quitte momentanément Lisbonne, pour se rendre aux thermes de Coimbra. Le récit du cheminement du héros avance encore au travers d’une rencontre, celle d’un vieil ami, qu’il retrouve : Silva, un professeur de littérature à l’université. C’est un intellectuel. Il a une opinion particulière concernant les besoins politiques des peuples du sud : « Mais nous vivons dans le sud, dit Silva, le climat ne favorise pas nos idées politiques, Laissez faire, laissez passer, c’est ainsi que nous sommes faits, et puis, écoute-moi bien, je vais te dire une chose, moi j’enseigne la littérature et je m’y connais en littérature, je suis en train de faire l’édition critique de nos trouvères, celle des ‘Cantigas de amigo’, je ne sais pas si tu t’en souviens, on a étudié cela à l’université, eh bien les jeunes gens partaient à la guerre et les femmes restaient chez elles à pleurer, et les trouvères recueillaient leurs lamentations, c’était le roi qui commandait, et nous avons toujours besoin d’un chef, aujourd’hui encore nous avons besoin d’un chef. »  Ainsi, le « besoin d’un chef » caractériserait les peuples du sud, les portugais … Pereira rentre à Lisbonne : l’heure du choix est arrivée.

Le tournant

Dès lors, Tabucchi déclenche un véritable engrenage.

Pereira accepte d’aider un cousin de Monteiro Rossi, engagé auprès des républicains espagnols, et qui est venu recruter au Portugal pour les « Brigades internationales ». Il lui trouve une chambre d’hôtel.

Pereira se fait ensuite hospitaliser, dans une clinique de thalassothérapie. Autre rencontre : celle du docteur Cardoso, psychologue et diététicien. Les deux hommes se lient d’amitié. Pereira lui demande s’il pense qu’un journaliste peut librement exprimer ses opinions, ou s’il doit les cacher, et Cardoso lui expose une théorie très particulière, – que Tabucchi n’invente pas, – et qui va rejoindre profondément le questionnement de Pereira. « Vous connaissez les médecins-philosophes ? Non, admit Pereira, je ne les connais pas, qui sont-ils ? Les principaux sont Théodule Ribot et Pierre Janet, dit le docteur Cardoso, ce sont leurs textes que j’ai étudiés à Paris, ils sont médecins et psychologues, mais aussi philosophes, ils soutiennent une théorie qui me paraît intéressante, celle de la confédération des âmes. Parlez-moi de cette théorie, dit Pereira. Eh bien, dit le docteur Cardoso, croire qu’on est « un » et qu’on se suffit à soi-même, détaché de l’incommensurable pluralité des propres moi, représente l’illusion, au demeurant ingénue, d’une âme unique de tradition chrétienne ; le docteur Ribot et le docteur Janet voient la personnalité comme la confédération de plusieurs âmes, car nous avons plusieurs âmes en nous, n’est-ce pas, une confédération qui se place sous le contrôle d’un moi hégémonique. »

Quel est le problème de Pereira, à la lumière de cette théorie ? Celui d’un individu en conflit intérieur, et dont le moi s’est stabilisé en de fausses sécurités. Mais les circonstances de sa vie le déstabilisent, au point qu’il ne sait plus qui il est (quel est son moi hégémonique).

Pereira sort de la clinique, pensant redevenir l’homme qu’il a été…

Monteiro Rossi réapparaît. Il est en fuite. Pereira l’héberge chez lui, comme il l’aurait fait pour son propre fils. Or, la police politique de Salazar surgit. Pereira est malmené, pendant que Monteiro Rossi est interrogé, dans la chambre à côté. Dès que la police s’en est allée, « il se précipita dans la chambre à coucher et trouva Monteiro Rossi renversé sur le tapis. Pereira lui donna une petite gifle et dit : Monteiro Rossi, ne vous laissez pas aller, c’est passé maintenant. Mais Monteiro Rossi ne donna aucun signe de vie. Alors Pereira alla à la salle de bains, mouilla un essuie-main et le lui passa sur le visage. Monteiro Rossi, répéta-t-il, tout est fini, ils sont partis, réveillez-vous. C’est à ce moment-là seulement qu’il se rendît compte que l’essuie-main était trempé de sang, et qu’il vit que les cheveux de Monteiro Rossi étaient poissés de sang. » Il a eu le crâne fracassé.

L’événement fonctionne comme un déclencheur : Pereira rédige un article qui dénonce tous ces faits, et persuade son journal de le publier. Il rentre chez lui, et fait sa valise, pour partir, muni d’un faux passeport français.

Conclusion

Revenons à la question, centrale dans l’œuvre, celle de la résurrection. Il apparaît qu’elle est traitée, par Tabucchi, à trois niveaux.

Au début du roman, Pereira, héros catholique, exprime sa difficulté à croire en la résurrection de la chair. Sur cette question, je cite ici le « Nouveau dictionnaire biblique » (Editions Emmaüs) : « L’expression du Credo : « Je crois … à la résurrection de la chair » n’est pas heureuse, puisque l’Ecriture parle précisément « d’un corps spirituel » » Il est écrit en 1 Corinthiens 15, 42 à 44 : « Ainsi en est-il de la résurrection des morts. Semé corruptible, on ressuscite incorruptible. Semé méprisable, on ressuscite glorieux. Semé plein de faiblesse, on ressuscite plein de force. Semé corps naturel, on ressuscite corps spirituel. S’il y a un corps naturel, il y a aussi un corps spirituel. » Voici donc ce que nous révèle la Bible concernant la résurrection.

L’excellent titre du roman : Pereira prétend, le place sous le signe du doute. Mais une foi bien fondée permet, elle, de croire : en la résurrection des corps, « glorieux » ; en la possibilité d’un moi unifié, sous l’autorité de Dieu ; et en la valeur d’un combat, bien motivé pour que règne la justice.

Ensuite, sur un plan psychologique cette fois, la théorie de « la confédération des âmes » n’a aucun fondement scientifique. Le christianisme pose bien que l’homme n’a qu’une seule âme. Il n’est pas le terrain de conflits d’une multiplicité de moi, à la recherche d’un « moi hégémonique ». De plus, la Bible n’invite pas l’homme à se placer sous l’autorité du moi, mais bien sous celle du Dieu créateur, voulant le bien de l’homme.

Enfin, de manière sous-jacente, le roman pose encore la question de la résurrection à un niveau social et politique. Pereira se demande si le Portugal, mais aussi l’Europe entière, en ces années de montée du fascisme, portent en eux la capacité de renaître. Le roman se prononce en faveur d’un engagement politique des individus pour une société où régneraient le droit et la justice. Un tel combat n’est pas contraire à la foi.

L’excellent titre du roman : Pereira prétend, le place sous le signe du doute. Mais une foi bien fondée permet, elle, de croire : en la résurrection des corps, « glorieux » ; en la possibilité d’un moi unifié, sous l’autorité de Dieu ; et en la valeur d’un combat, bien motivé pour que règne la justice.

 

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