Comment en est-on arrivé à ce qu’aujourd’hui, quelqu’un puisse le plus naturellement du monde déclarer « Je suis une femme enfermée dans un corps d’homme » ? Et comment est-ce possible qu’une telle affirmation soit aujourd’hui perçue non seulement comme sensée, mais même louable dans notre société ? C’est la question à laquelle nous essayons de répondre dans cette série d’articles, à partir du livre Carl Trueman, « The Rise and Triumph of the Modern Self » (La montée et le triomphe du moi moderne). Nous sommes en train de décrire l’architecture de la révolution sexuelle, de comprendre quels sont les piliers idéologiques qui définissent la façon dont notre monde pense aujourd’hui, en particulier en ce qui concerne la sexualité.
Notre société reconnaît et valorise certaines identités sexuelles
Notre réflexion nous conduit au concept des « politiques de reconnaissance ». L’idée sous-jacente, c’est que notre identité dépend non seulement de ce que nous pensons être, mais aussi de la manière dont les autres nous considèrent. Avoir une identité implique que je sois reconnu par les autres, rappelle Carl Trueman. Prenez l’exemple de la manière dont des enfants ou des jeunes constituent des équipes sur un terrain de jeu : l’enfant qui n’est pas choisi rapidement sent la pression monter, son identité est impactée par ce sentiment d’être non-reconnu par les meneurs et par le reste du groupe. A l’inverse, les capitaines sont capitaines parce que le groupe les considère d’une certaine manière comme supérieurs. Pour le dire autrement : dans un groupe, certaines identités sont valorisées… et d’autres non.
Cette reconnaissance est un phénomène social, mais qui dépend du contexte social, du contexte dans lequel on se trouve. La robe du soldat romain suscitait l’approbation et la reconnaissance de la population, du temps de l’Empire romain ! Quelqu’un qui se promènerait aujourd’hui dans cet accoutrement ne récolterait que des regards étonnés. Si l’on applique cette notion à la question de la sexualité aujourd’hui, on peut dire ceci : si certaines identités sexuelles sont reconnues comme légitimes (toutes celles qui sont incluses dans l’acronyme LGBTQI+), c’est parce qu’elles sont reconnues par une sorte de « structure morale » de la société, qu’Hegel appelait le « Sittlichkeit ».
Quelle morale chrétienne dans un monde amoral ?
Parmi les valeurs de cette structure morale, on trouve : le rejet de toute forme de victimisation, l’accent sur le « moi » intérieur authentique, le dégoût pour toute forme de codes sexuels oppressifs, le rôle de l’individu pour définir qui il est, etc. Toutes ces valeurs sont relatives, pas forcément argumentables, évolutives en fonction du contexte, mais ce sont celles de notre société aujourd’hui.
Il est difficile, pour des chrétiens, de réagir intelligemment et de manière convaincante quand la société pense comme elle pense. Mais il nous faut affirmer que la moralité divine n’est pas fluctuante, comme l’est le « Sittlichkeit » d’Hegel : elle est donnée une fois pour toutes. Et ce qui est un jour mauvais aux yeux de Dieu l’est toujours. Tout le défi, pour l’Eglise, consiste donc à résister à la tentation d’adapter le bien et le mal en fonction des évolutions de la société. Ce sera d’ailleurs un défi majeur pour l’Eglise ces prochains temps, en particulier dans tous les enjeux autour de la moralité (ou plutôt, de l’amoralité) sexuelle.
Tout le défi, pour l’Eglise, consiste donc à résister à la tentation d’adapter le bien et le mal en fonction des évolutions de la société.
Un monde dénué de toute transcendance
Ce qui nous conduit à un autre concept : l’idée, émise par le sociologue Philip Rieff, que nous sommes dans une culture du troisième monde. Le premier monde, dit Rieff, était un monde païen, lequel reposait sur certains codes moraux, sur la croyance en des divinités, sur l’idée qu’il existe un destin et un ordre sacré. Le deuxième monde était le monde chrétien, fondé sur la Bible et la Loi de Dieu. Dans les deux cas, donc, on pensait que le monde avait une signification morale, des fondements extérieurs et donc une certaine stabilité. Aujourd’hui, nous vivons dans le « troisième monde », un monde dénué de toute transcendance, de tout impératif moral… et donc de toute fondation. On ne peut plus justifier ce que l’on pense ou ce que l’on fait en recourant à un cadre de valeurs qui nous dépasse… on le justifie seulement en référence à soi. La moralité devient du pragmatisme.
Le « bien » et le « mal » sont toujours plus relatifs
On le voit dans le domaine de l’avortement, par exemple : s’il n’y a plus d’ordre sacré ou de morale transcendante, des questions telles que « Quand commence la vie ? », « Un embryon est-il une personne ? » ne peuvent plus obtenir de réponses absolues, et l’éthique qui en découle sera nécessairement relative.
Et c’est évidemment le cas aussi dans le domaine de la sexualité. Aucun principe transcendant ne peut venir maintenant affirmer que telle ou telle pratique est bonne ou mauvaise. Les questions que notre société se posent sont plutôt celles-ci : qu’est-ce qui me rend heureux ? Comment puis-je atténuer les risques ? Est-ce que cela risque de faire du mal psychologiquement à quelqu’un d’autre ? Le seul critère moral qui entre en jeu est de savoir si cela procure du bien-être aux personnes concernées. Mais ce critère est évidemment évolutif… puisque ce que l’on considère comme « bien-être » évolue aussi. Dans un tel contexte, la pédophilie et l’inceste sont pour l’instant vus comme inadéquats… mais aucun critère moral transcendant ne peut faire office de garde-fou et empêcher qu’ils deviennent peut-être bientôt légitimés.
Aujourd’hui, on ne peut plus justifier ce que l’on pense ou ce que l’on fait en recourant à un cadre de valeurs qui nous dépasse… on le justifie seulement en référence à soi.
L’éthicien Alasdair MacIntyre parle, lui, d’émotivisme, qu’il définit ainsi : « C’est la doctrine selon laquelle tous les jugements évaluatifs, et en particulier les jugements moraux, ne sont rien d’autre que des expressions d’une préférence, d’un ressenti ». Et donc, puisque tout est préférence, il n’est plus possible de prôner une morale universelle : on reprochera à celui qui défend un tel principe de vouloir imposer sa propre préférence à ceux qui adoptent d’autres préférences et d’être donc « … phobes », c’est-à-dire bigotement opposés à des préférences tout autant légitimes que les leurs.
Un rejet de l’Histoire
On peut finalement évoquer le concept de l’anticulture et de l’antihistoire, qui caractérise bien notre monde. Les traditions et le passé, loin d’être valorisés, sont vus comme devant être répudiés, en particulier tous les interdits qui ont marqué l’histoire. On ne cherche plus dans le passé une sagesse pour le présent. Comment expliquer cette évolution ? Les progrès technologiques ont contribué à nous rendre orgueilleux : après tout, comme le note Trueman, qui aimerait retourner à un monde qui n’avait pas de station d’épuration ? Et puis, toutes les campagnes de publicité, ainsi que la mode, font constamment passer ce message que le présent n’est que momentanément satisfaisant, et que l’avenir apportera son lot de nouveaux espoirs. Philip Rieff parle d’une « perte de mémoire » collective, d’un effacement de l’histoire.
Les traditions et le passé, loin d’être valorisés, sont vus comme devant être répudiés, en particulier tous les interdits qui ont marqué l’histoire. On ne cherche plus dans le passé une sagesse pour le présent.
Jusqu’ici, Carl Trueman a voulu nous montrer comment notre monde pense, en recourant à plusieurs concepts qui nous aident à comprendre les idéologies et les valeurs de notre société. Dans un tel contexte, il est inévitable que le mouvement LGBTQI+ triomphe. Mais il faut comprendre que tout cela ne date pas d’hier. On peut remonter loin dans l’Histoire, au moins jusqu’à la Révolution française. Mais ce sera l’objet de notre prochain article.