Il y a pour les pasteurs deux types de membres qui peuvent nécessiter un effort tout particulier.
Le premier est le pugiliste théologique. Pour cette personne, chaque question est une bataille pour laquelle il serait prêt à mourir. Il n’y a pas de questions secondaires – tout devient un test d’orthodoxie et de fraternité. De la musique d’église à la divinité du Christ, il n’a jamais rencontré de débat théologique qu’il n’ait pas savouré.
Le second est le minimaliste théologique. Cette personne ne s’intéresse pas particulièrement à la théologie ; c’est le domaine des étudiants en faculté de théologie et des théologiens universitaires. Des miracles de Jésus à sa naissance virginale, il n’a jamais rencontré de doctrine si importante qu’elle engendrerait un débat sérieux. Il a l’esprit trop pratique pour faire de la théologie.
Comment les pasteurs et autres responsables d’Église peuvent-ils guider ces deux âmes difficiles ? Et comment faire la distinction entre les questions primaires et les secondaires – et pourquoi cela a-t-il de l’importance ? Dans son nouveau livre, Finding the Right Hills to Die On : The Case for Theological Triage (Crossway/TGC), Gavin Ortlund nous aide à faire la distinction entre les questions qui sont urgentes et nécessitent un débat rigoureux et celles qui sont importantesmais qui ne devraient pas être un test d’orthodoxie. Dans l’interview qui suit, nous allons évoquer les deux membres cités ci-dessus ainsi que la manière dont un nouveau pasteur devrait aborder le changement dans l’Église.
1) Dans votre livre, vous abordez à la fois le sectarisme et le minimalisme doctrinal – des erreurs opposées mais tout aussi dangereuses. Pensez-vous que les évangéliques modernes ont tendance à tomber dans l’un ou l’autre camp ?
Malheureusement, il semble que les deux erreurs soient vivantes et en bonne forme. D’un côté, par exemple, il y a des gens qui semblent penser que se soucier de la justice sociale signifie poursuivre un programme libéral. La tolérance est tellement réduite que, si Charles Spurgeon ou J. Gresham Machen prêchaient aujourd’hui, ils pourraient être accusés d’être des combattants de la justice sociale au sein d’une conspiration gauchiste. En même temps, il y a beaucoup de confusion et d’apathie à propos des croyances doctrinales de base comme la Trinité ou l’expiation. Je trouve que même la doctrine de la repentance n’est pas toujours bien claire, même chez les pratiquants de longue date. Dans mes prédications, je ressens souvent le besoin de faire l’apologie de la repentance, tant pour les chrétiens que pour les non-chrétiens.
Il se peut que les réseaux sociaux amplifient le sentiment de division. Mais même ainsi, je crains que l’évangélisme ne se polarise d’une manière analogue à la polarisation de notre culture au sens large. De nos jours, une grande partie de notre témoignage devrait être notre capacité à être en désaccord aimant et respectueux à une époque où cela se fait si rare. En pratique, je pense que cela signifie que nous avons besoin de parler davantage avec nos adversaires idéologiques (parfois nous ne parlons même pas aux personnes avec lesquelles nous ne sommes pas d’accord), puis, lorsque nous le faisons, pratiquer l’écoute, la patience, l’humilité et la bienveillance.
Certains craignent qu’un tel dialogue humble ne compromette la vérité. Mais parmi les vérités de l’Évangile que nous sommes appelés à défendre figurent (1) notre unité en Christ, et (2) l’appel à la tolérance et à l’amour envers les autres chrétiens. Il n’y a pas de compromis dans l’écoute, ni dans la pratique de la gentillesse. La façon dont je présente ce livre est la suivante : si notre discours à l’égard des non-chrétiens est censé être « accompagné de grâce, assaisonné de sel » (Col 4.6), notre discours à l’égard de ceux d’une dénomination ou d’une tribu différentes devrait sûrement l’être aussi. Il me semble que cela est probablement nécessaire tant chez ceux qui penchent vers le sectarisme que chez ceux qui penchent vers le minimalisme.
2) En tant que pasteurs, comment pouvons-nous aider les gens à voir que la théologie est importante, qu’elle n’est pas seulement un sujet de réflexion pour les séminaristes ?
Je pense qu’il y a plusieurs façons de le faire. L’une d’elles est signalée par l’observation que j’ai entendu Tim Keller faire à de nombreuses reprises, à savoir que « l’affirmation selon laquelle la doctrine n’est pas importante est elle-même une doctrine ». Une manière légèrement différente que j’ai trouvée pour aborder la même question est de parler de culture et d’éthos doctrinaux, et pas seulement de positions doctrinales. Il est ainsi plus difficile de fonctionner comme si seuls les « intellos » s’intéressaient à la théologie, car nous avons tous une attitude générale à l’égard de la théologie, et c’est parfois dans l’attitude générale que réside le problème. Comme quelqu’un l’a dit un jour, « le libéralisme a commencé par une saute d’humeur ».
L’affirmation selon laquelle la doctrine n’est pas importante est elle-même une doctrine.
Une autre façon d’aider les gens à ressentir l’importance de la doctrine est de mettre en évidence les implications pratiques des différences doctrinales – scissions d’églises, dérives dénominationnelles, pasteurs licenciés, etc. Personne ne peut nier que les décisions et les priorités doctrinales se jouent souvent de cette manière. La théologie est importante, entre autres raisons, pour que nous soyons prêts à faire face à de telles situations lorsqu’elles se présentent. Je pense que c’est C. S. Lewis qui a dit que « la bonne philosophie doit exister, ne serait-ce que parce qu’il faut répondre à la mauvaise philosophie ».
Une autre façon, peut-être la meilleure, est d’attirer l’attention sur le caractère édifiant et passionnant de la doctrine. Je trouve que creuser dans des textes historiques – par exemple, avoir un groupe de lecture qui travaille sur les Puritain Paperbacks (ed. Banner of Truth) ou sur les Popular Patristics (ed. SVS Press) – est un excellent moyen de répandre cette idée dans l’assemblée. Une fois que les gens ont fait l’expérience d’une bonne théologie et de son intérêt spirituel, il est plus difficile de la reléguer aux étudiants du séminaire.
3) Disons qu’une personne de mon église fait une fixation sur une question de troisième ordre et pense que tous les membres de l’église qui ne sont pas d’accord avec elle quittent les rails de l’orthodoxie. Comment puis-je aider cette personne ?
Parfois, il n’y a rien à faire, il est donc utile de savoir dès le départ que le succès ne consiste pas toujours à faire changer quelqu’un d’avis. Il y a un temps, par exemple, pour mettre en pratique Tite 3.10, en particulier si le désaccord découle d’une question morale telle que la division ou la calomnie.
Mais je pense qu’il est important de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour convaincre, si cela est possible. Voici quelques étapes que j’ai trouvées utiles :
- Parlez directement à la personne (pas par courriel) et essayez sincèrement de comprendre son point de vue. Écoutez les nuances. Vous voulez être sûr de bien comprendre son point de vue afin de ne pas apporter une quelconque contribution au problème. Il est si facile de ne pas faire preuve de patience et d’écoute attentive dans une situation comme celle-ci, situation dans laquelle vous pouvez être frustré, ce qui est compréhensible.
- Partagez votre cœur, pas seulement votre point de vue. Expliquez vos motivations de la manière la plus transparente qui soit. L’autre personne peut se sentir menacée par la discussion, et une touche d’humanité peut souvent l’aider à vous écouter sincèrement.
- Patiemment, calmement, expliquez le raisonnement biblique concernant les points de vue alternatifs sur la question en question. Il est sage de ne pas supposer que la personne sache même qu’il existe d’autres points de vue. Cette démarche n’est peut-être pas suffisante en soi, mais elle peut être utile si elle est associée à d’autres étapes.
- Parfois, en fonction de la situation et de votre relation avec la personne, il peut être utile de lui rappeler la nécessité de l’humilité herméneutique. Les gens oublient souvent qu’une Bible infaillible n’est pas la même chose qu’une interprétation infaillible. Aussi élémentaire que soit ce point, il est merveilleusement utile de le garder continuellement à l’esprit (pour nous tous).
Les gens oublient souvent qu’une Bible infaillible n’est pas la même chose qu’une interprétation infaillible
- Attirez l’attention sur ce que d’autres chrétiens ont pensé de la question. La plupart des questions de troisième ordre ont un représentatif diversifié de partisans à travers l’histoire de l’Église. Y a-t-il des théologiens appréciés par votre interlocuteur, que vous pouvez désigner comme ayant un point de vue différent ? Nous, les humains, sommes orientés politiquement et sociologiquement. S’il y a quelqu’un en qui nous avons confiance – quelqu’un de « sûr » – qui défend un point de vue différent, cela suffit souvent à désamorcer la situation. J’ai trouvé cela merveilleusement efficace avec les deux questions de troisième ordre que je traite dans le livre, les jours de la création et le millénium, car le point de vue « conservateur » d’aujourd’hui n’était pas le point de vue « conservateur » d’il y a 100 ans. Il est utile de le savoir.
4) Que diriez-vous d’un scénario similaire, sauf qu’il s’agit d’une membre de l’église qui me reproche de prêcher la doctrine. Elle ne cesse de me dire : « Pasteur, la doctrine divise. Nous n’avons pas besoin que vous prêchiez tout cela. Nous avons besoin de sagesse pratique. » Comment puis-je aider cette personne ?
En toute honnêteté, si une personne dit cela, je pense que le prédicateur ne fait probablement pas un travail aussi efficace qu’il le devrait pour expliquer, illustrer et appliquer les doctrines dans ses prédications. Si nous prêchons bien, nos prédications n’auront pas l’air « doctrinales » dans le sens où elles contiendraient de grands mots, des détails techniques ou des abstractions. Trop de gens disent : « Ces gens doivent accorder plus d’importance à la doctrine » alors qu’en réalité, ils doivent s’améliorer pour l’expliquer clairement, l’illustrer concrètement et l’appliquer de manière significative et sensible.
Je pense que nos prédications, d’une manière générale, devraient être aussi théologiques que le texte que nous prêchons – c’est-à-dire pleines de merveilleuses vérités doctrinales, mais exprimées de manière vivante, personnelle et accessible. Elles ne doivent pas être abstraites et techniques comme le sont de nombreux livres de théologie. Mon objectif personnel est de prêcher de telle manière que les minimalistes doctrinaux soient conquis, ou du moins qu’ils réfléchissent, à cause de ce qu’ils vivent dans la prédication.
Cela dit, il y a des moments où les gens ne veulent vraiment pas de la doctrine, quelle que soit la façon dont vous la prêchez. Honnêtement, lorsque j’entends ce refus, il est généralement lié au sujet en question. Par exemple, si vous prêchez sur le racisme et que quelqu’un vous dit « Nous ne devrions pas être aussi précis sur les questions sociales dans une prédication », il y a probablement d’autres questions sociales qu’il vous encouragerait à aborder. De même, si vous prêchez sur le rôle de leader-serviteur du mari dans le mariage et que quelqu’un vous dit « Nous ne devrions pas être aussi précis dans une prédication sur les questions controversées », il se peut qu’il n’y ait pas réfléchi à deux fois si vous aviez prêché une vision égalitaire. Ainsi, dans de nombreux cas, vous devrez aider quelqu’un à comprendre pourquoi il est important d’aborder le sujet spécifique sur lequel vous prêchez. Une façon possible de le faire est simplement d’expliquer : « Je n’ai pas la liberté d’éviter les sujets abordés dans la Bible. »
Si le problème est vraiment que la personne a juste besoin de comprendre que la doctrine est importante, je pense que les trois points de conseil que j’ai donnés ci-dessus sont la façon dont j’aborderais la question.
5) Que devrions-nous dire aux futurs pasteurs qui font encore leurs études en faculté de théologie sur la façon d’apporter du changement à une église qui en a désespérément besoin ? Comment le triage théologique peut-il aider à cela ?
Mon principal conseil est : « Allez-y doucement ». En général, la première année, ne changez rien de substantiel. Ne changez même pas grand-chose qui ne soit pas substantiel. Aimez simplement les gens et faites de votre mieux pour les servir humblement pendant que vous construisez votre vision au fil du temps. Il y a évidemment des exceptions à cette règle. Parfois vous arrivez dans une église en crise et cette dernière a besoin d’un leadership immédiat, ou bien vous rencontrez certains problèmes restés non résolus, qu’ils soient doctrinaux, moraux ou pratiques, et il vous faut simplement les résoudre immédiatement.
Mais en général, je pense qu’il y a plusieurs raisons pour lesquelles il est sage d’avancer lentement. L’une d’elles est que vous êtes déjà vous-même un changement pour eux. Vous avez besoin de temps pour gagner leur confiance afin qu’ils suivent votre leadership et que les changements soient sains et naturels, plutôt que forcés et conflictuels. Une autre raison d’avancer lentement est que vous avez probablement besoin de temps pour vraiment comprendre les gens, l’histoire, les problèmes – ce que l’Église a vraiment besoin de changer. Il est sage de supposer que vous ne verrez pas les choses avec une clarté parfaite tout de suite, ni même après six mois. Il y a en jeu dans votre Église presque toujours des facteurs dont vous ne serez pas conscient avant d’y avoir passé quelques années. Il est préférable d’aller de l’avant uniquement lorsque vous avez une vision aussi claire que possible de la manière de procéder.
Un autre point que je voudrais souligner est qu’il ne faut pas supposer dès le départ que votre Église aura besoin de changer plus que vous n’avez besoin de changer. Il est évident que nous voulons que notre ministère ait un effet. Mais il est probablement orgueilleux de commencer à considérer l’Église comme le problème, et notre ministère comme la solution. Alors que vous conduisez les gens vers le changement, considérez-vous – votre sanctification, votre leadership, votre sagesse – comme un travail en cours également, et le Seigneur comme le véritable agent du changement.
Il est probablement orgueilleux de commencer à considérer l’Église comme le problème, et notre ministère comme la solution.[…] Si vous ne vous soumettez pas régulièrement aux autres et ne renoncez pas à vos préférences, vous ne devez pas attendre des autres membres de l’Église qu’ils le fassent
Lorsqu’il s’agit d’aborder les questions doctrinales, je dirais qu’en général, plus les questions se rapprochent des doctrines de troisièmes et quatrièmes rangs, plus vous devez avancer lentement pour les aborder. Veillez à ne pas faire de changements uniquement en fonction de vos préférences. Vous êtes appelé à mettre de côté vos préférences et vos droits comme n’importe qui d’autre dans l’église. Le fait que vous soyez le pasteur ne signifie pas que vous pouvez éviter ce sacrifice. Si vous ne vous soumettez pas régulièrement aux autres et ne renoncez pas à vos préférences, vous ne devez pas attendre des autres membres de l’Église qu’ils le fassent. C’est l’une des façons dont vous dirigez, au travers de votre exemple.
Par-dessus tout, l’évangile devrait définir vos priorités dans ce qui doit être changé. Dans votre construction sur le long terme, demandez-vous : « Comment notre église peut-elle avoir le plus grand impact possible au cours des prochaines décennies pour le bien du royaume de Dieu ? Et quelles mesures dois-je prendre maintenant pour aller dans cette direction ? » Je trouve qu’adopter cette perspective à long terme est plus réaliste et plus agréable, ainsi que plus efficace. Lorsque l’évangile est notre centre d’intérêt, il est plus facile d’apprécier notre ministère, et nous ressentirons moins de pression pour produire des résultats.