Que Beckett ( 1906-1989 ) soit un écrivain majeur du vingtième siècle, preuve en a été donnée avec l’obtention du Prix Nobel de littérature, en 1969. Je rappelle que ce prix est décerné, pour l’ensemble de leur œuvre, à des écrivains du monde entier, dont l’œuvre est reconnue pour leur valeur humaniste.
Abattons immédiatement un cliché : Beckett, un des meilleurs représentants de ce qu’on a appelé : les écrivains « de l’Absurde ». Cette étiquette ferait de lui, avant tout, un écrivain de la perte du sens, donc du négatif. Or, comme nous allons le voir, ce n’est pas le cas.
L’œuvre complète est importante, en volume : pièces de théâtre ; romans ; nouvelles ; essais, ou bien encore, des textes qui échappent à tout classement par genre littéraire … Pour éviter les généralités, j’ai choisi de centrer ma réflexion sur une de ses grandes pièces, datant de 1963-1964, Oh les beaux jours, soit dix ans après son succès mondial : En attendant Godot.
Comment le spirituel advient-il, dans cette oeuvre-là ?
Cette question guidera mon approche.
Situation
Le contexte spatio-temporel de la pièce est très particulier. Il n’est pas réaliste du tout. Mais, pour autant, il n’est pas, non plus, sans écho avec la réalité. Seulement, Beckett aborde toujours celle-ci de biais.
L’action pourrait bien se dérouler après une catastrophe écologique, ou nucléaire. L’atmosphère est anormale : « Dans ce brasier chaque jour plus féroce, déclare Winnie, le personnage principal, n’est-il pas naturel que des choses prennent feu auxquelles cela n’était encore jamais arrivé (… ) Moi-même ne finirai-je pas par fondre, ou brûler, oh je ne veux pas dire forcément dans les flammes, non, simplement réduite petit à petit en cendres noires… » Et plus loin, elle demande encore à son mari : « La terre, Willie, tu crois qu’elle a perdu son atmosphère ? » Au tout début de la prise de conscience collective des menaces que l’homme a fait peser sur la planète, Beckett en parle déjà, à sa manière. La menace qui pèse est si importante que Winnie s’émerveille de l’apparition d’une fourmi, une des plus infimes manifestations de la vie : « Qu’est-ce que je vois là ? On dirait de la vie ! Une fourmi ! Willie, une fourmi, vivante ! » La vie est danger de disparition …
Mais la première manière dont Winnie risque de disparaître est … l’ensevelissement. En effet, elle est « enterrée jusqu’au-dessus de la taille dans (un) mamelon », qui se trouve sur une « étendue d’herbe brûlée ». La pièce se compose de deux actes, et, de l’un à l’autre, le corps de Winnie est de plus en plus enfoncé dans le mamelon.
Beckett nous présente donc un personnage, placé, pour plusieurs raisons, dans une situation inhabituelle, et tragique. On croit assister à l’approche d’une fin du monde.
Actions
Plongé dans des circonstances pareilles, comment régirait n’importe quel homme, si ce n’est par … la panique ? Mais pas du tout. Winnie est extrêmement calme. Elle répète des gestes quotidiens, et anodins. En fait, elle sort d’un sac noir une série d’objets, une dizaine. Litanie incongrue de choses de la vie : brosse à dents ; flacon ; revolver ( ! ) ; carte postale ; ombrelle, etc. Chaque objet ramène des gestes, des paroles … la vie. Un des leitmotiv de la pièce est l’expression : « Vieux style ! » Elle se rapporte aussi à l’ancienne manière de vivre, avant … Avant la catastrophe. Bien sûr, cette vie qui se passe, d’abord, dans le rapport aux choses, nous parle aussi de la société de consommation. Une dénonciation, peut-être, car rien n’est certain, chez Beckett. Le sens demeure ouvert.
Il fonde souvent ses pièces sur la répétition, de mots, de gestes. Comme En attendant Godot, cette pièce se compose de deux actes, le second est plus court. Il fait environ un tiers du premier. D’un acte à l’autre : pas de progression d’une action, comme dans le théâtre classique, puisqu’il n’y en a plus, ici.. « Vieux style ! » L’intérêt est ailleurs que dans une histoire racontée. Le temps, cyclique, est celui du retour du même, dans les deux pièces. Les mêmes choses recommencent, d’un jour sur l’autre, et ce pourrait être… à l’infini, jusqu’à la disparation finale. « Rien ou presque rien de dit, rien ou presque rien de fait … »
Alors, Beckett réduit-il la vie humaine à un rapport obsessionnel aux choses ? Non, ce n’est pas le cas. Winnie a un vis-à-vis, Willie. Tous deux constituent un couple, comme Constantin et Vladimir dans En attendant Godot. Couple clownesque. On a utilisé l’expression de « clowns métaphysiques » à leur propos. Elle serait aussi valable pour les personnages de notre pièce, car ils sont drôles ! On pourrait s’en étonner, mais non. L’humour est une caractéristique majeure de Beckett. Winnie est pleine de tendresse envers cet époux, qui n’apparaît que parfois, et ne prononce que quelques paroles. Voici sa première apparition : « Du remue-ménage du côté de Willie l’interrompt. Il a entrepris de se mettre sur son séant. Elle éloigne de son visage glacé et rouge et se renverse en arrière pour voir. Un temps. Le crâne chauve de Willie, partie postérieure, où coule un filet de sang, apparaît au-dessus de la pente du mamelon, s’immobilise. Winnie remonte ses lunettes sur le front. Un temps. La main de Willie apparaît, tenant un mouchoir, l’étale sur le crâne, puis disparaît. Un temps. La main réapparaît, tenant un canotier garni d’un ruban bicolore, l’ajuste sur le crâne, coquettement de biais, puis disparaît. » Winnie lui parle, même quand il n’est pas là. Il représente l’autre, le complément nécessaire, pour échapper à la terrible solitude, qui menace … Ecoutons-la encore : « Enfin quelle joie, t’entendre rire de nouveau, au moins ça, j’étais persuadée que ça ne m’arriverait, que ça ne t’arriverait, plus jamais. »Rire encore, au temps de la détresse …
Mais l’essentiel ne réside ni dans la relation aux objets, ni dans celle à autrui.Il est ailleurs, pour Beckett.
Célébration
Cette bribe-là, prélevée dans le flot continu de parole de Winnie, , une parole désarticulée, hachée, par la présence constante de tirets, ou de points de suspension : « … continuer, continuer à parler s’entend » Et voici désigné le moteur même du théâtre beckettien : la parole.Un spécialiste de son œuvre, Tom Bishop, parodiant le Cogito de Descartes, affirme que le principe-clef de son œuvre n’est pas : « Je pense donc je suis », mais : « Je parle donc je suis ». Chez Beckett, tant que « ça parle », « ça vit » encore ! La parole est le dernier signe de l’humain, avant la disparition totale.
Posons-nous la question : quelle parole, dans Oh les beaux jours ? Compte-tenu du contexte de la pièce, on aurait pu attendre une parole de lamentation, sur le sort de l’humanité, en détresse, ou bien la déploration de la perte du sens de la vie. Mais ce serait mal connaître Beckett ! La parole de Winnie est une incroyable célébration de la vie.
Tout au long de la pièce, qui est, en fait, l’interminable quasi-monologue de Winnie, celle-ci exprime une louange à la vie, au fait même de vivre. Voici une série de ces exclamations joyeuses qu’elle égrène au fil de la pièce : « Encore une journée divine » ; « don merveilleux » ; « ça qui est merveilleux » ; « tant de bontés-de grandes bontés » ; « oh le beau jour que ça va être ! » ; « oh le beau jour encore que ça aura été, encore un ! » Winnie chante, « comme le merle, ou l’oiseau de l’aube, sans souci de profit ». Ainsi est Winnie : elle chante gratuitement.
Au début de chacune des deux journées de Winnie que nous propose la pièce, que fait-elle ? Elle prie. Acte I : « Elle joint les mains, les lève devant sa poitrine, ferme les yeux. Une prière inaudible remue ses lèvres, cinq secondes. Les lèvres s’immobilisent, les mains restent jointes. Bas. Jésus-Christ Amen. Les yeux s’ouvrent, les mains se disjoignent, reprennent leur place sur le mamelon. Un temps. Elle joint de nouveau les mains, les lève de nouveau devant sa poitrine. Une arrière-prière inaudible remue de nouveau ses lèvres, trois secondes. Bas. Siècle des siècles Amen. » Évidemment, le metteur en scène est responsable du jeu de l’actrice, et celle-ci peut soit, bâcler cette prière, pour marquer une ironie à l’égard de la religion chrétienne, soit dire celle-ci avec respect. Beckett, lui qui est si précis dans les didascalies, dont il exigeait le respect à la lettre, n’a pas spécifié d’intention ironique. Acte II. On entend le réveil sonner, puis «La sonnerie s’arrête. Elle regarde devant elle. Un temps long. Salut sainte lumière. Un temps. Elle ferme les yeux. » Ainsi, Winnie prie. Cela relève-t-il uniquement, encore, du « vieux style » ?
L’examen, à présent, du titre de la pièce, nous permettra d’avancer. Elle s’intitule : Oh les beaux jours, sans points d’exclamation. Je suis amusé, parfois, par les références de la critique française. J’ai vu ce titre rapporté à un vers de Verlaine (1844-1896 ), présent dans le poème fameux, « Colloque sentimental », du recueil Les Fêtes galantes. Le voici : « – Ah ! Les beaux jours de bonheur indicible / Où nous joignions nos bouches ! – C’est possible. » Je conteste le bien-fondé de cette référence. Elle commence par « Ah », suivi d’un point d’exclamation, alors que le titre, lui, comporte un « Oh », sans ponctuation, et relier Beckett à Verlaine, c’est oublier que, bien qu’ayant choisi de quitter l’Irlande pour la France, et écrit en français, et en anglais, il est anglo-saxon d’origine. Ceux-ci ont un autre rapport à la foi chrétienne, et à la Bible, bien plus déterminants, chez eux, que dans notre culture nationale, empreinte de rationalisme. Il me semble donc tellement plus judicieux, et évident, que c’est au negro spiritual bien connu : « Oh happy day » qu’il faut penser en lisant ce titre. Voici les paroles, en français, de ce chant, d’une poésie tellement intense, dans sa simplicité. Première strophe : Oh jour heureux / Quand Jésus a lavé / Oh quand il a lavé / Quand Jésus a lavé / Il a ôté tous mes péchés ». Seconde strophe : « Il m’a appris à regarder / A me battre et prier / Et vivre dans la joie / tous les jours / Tous les jours ». Et le refrain répète : « Oh happy day ». On est si proche du contenu même de la pièce … Mais – je l’ai déjà indiqué, – le sens de la pièce reste ouvert. On peut, si l’on veut, tirer Beckett dans un autre sens.
Pièce de célébration, oui. Célébration de la vie, oui. Célébration de la vie dans le malheur le plus extrême : c’est une sorte de leçon que donne Beckett. Persévérer dans le parler, chez lui, revient à persévérer dans le vivre, dans la volonté de vivre, et celle-ci est tenace, chez cette petite femme, potelée, gracieuse, mais vieillissante, qu’est Winnie. Une force de Beckett, c’est d’avoir évité le piège de la « pièce à thèse », avec des personnages incarnant des positions philosophiques. Winnie n’est pas un symbole ! C’est un être encore plein de vie, de la vraie vie. La vie simple. La vie sainte. Elle est dotée d’une énergie vitale considérable. Elle n’est pas une donneuse de leçon. Elle est, en elle-même, une leçon. J’aime ce personnage qui, comme je le relevais déjà, chante, avec la gratuité de l’oiseau. A nous de percevoir son chant … Ce Willie, qu’elle appelle si souvent, n’est-ce pas un peu nous, aussi, qui avons besoin d’être tirés de notre torpeur : « Je ne te demande pas si tu es sensible à tout ce qui se passe, je te demande seulement si le coma t’a repris. »Est-ce que la peur du lendemain ne nous laisse pas souvent sombrer dans une forme de coma ? La pièce appelle un réveil de l’âme.
Conclusion
Pour finir, je reviens sur l’importance de la parole, chez Beckett. Son œuvre entière exprime que le fait que pouvoir parler, parler encore, est un immense cadeau. L’homme a été doté de parole. Celle-ci crée du lien, que ce soit avec Dieu, l’autre ou le monde. Menacer la parole, la liberté de parler, c’est porter atteinte à la vie-même. Tout ceci s’enracine dans une tradition biblique où : « Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu. » ( Jean 1 : 1 ). La parole est une grâce. Dieu nous a donné la vie. Dieu nous a donné la parole, en tant que capacité à parler. Mais j’ajouterai : Dieu nous a donné la Parole, à savoir le Christ. Son nom est prononcé au début de la pièce : « Jésus-Christ Amen ». Le nom de Dieu aussi, peut surgir dans les interrogations de Winnie : « Le temps est à Dieu et à moi. A Dieu et à moi … Drôle de tournure. Est-ce que ça se dit ? Est-ce que ça peut se dire, Willie, que son temps est à Dieu et à soi ? ». Chez Beckett, on peut entendre ce qu’on veut. Cette interrogation n’est pas stupide du tout. Le thème du temps est essentiel dans la pièce. On le constate dès le titre. On peut, à bon droit, se demander si le temps est à soi, uniquement, ou bien, s’il est à Dieu, d’abord, et à soi, ensuite. Cela change le rapport à la vie. Considérer que le temps n’est qu’à soi, c’est entrer dans un rapport égoïste à la vie. Elle m’appartient, et doit me satisfaire, et si ce n’est pas le cas : je me plains. Mais il est une autre voie, plus lumineuse : admettre que le temps est à Dieu, puis à soi, et entrer, alors dans cette humble et magnifique célébration de la vie, qui est grâce …