La princesse résiste de toutes ses forces. Pas question d’épouser un simple duc. Plus les familles insistent, plus la jeune fille de 12 ans s’obstine. Elle subit des fessées sans broncher. Même si la rebelle croit en mourir, rien ne lui fait changer d’avis.
Toujours est-il, le grand jour du mariage arrive. Sous le poids d’une couronne d’or et d’une tenue en satin parée d’or, d’argent et de pierres précieuses, la malheureuse est trop faible pour marcher. Le roi de Navarre, son père, bien embarrassé devant la cour, se voit obligé de la faire porter jusqu’à l’autel. Ce mariage folklorique, que la demoiselle à forte tête réussira à faire annuler par le pape quelques années plus tard, est un premier indice du caractère de Jeanne d’Albret.
C’est donc au château de Pau, après un voyage de quinze jours qu’elle devra faire alitée, qu’un garçon pointe le nez. Le roi de Navarre le prend dans sa chambre, lui frotte les lèvres avec une gousse d’ail et lui fait respirer du vin. Ce rite un peu singulier appelé « baptême béarnais » ne fait que précéder le baptême religieux du futur roi Henri IV. Ce jour-là, qui aurait pu deviner le grand destin de ce fragile nourrisson…
Le réveil
Élevée à la cour de France, Jeanne d’Albret ne connaissait jusqu’alors que le catholicisme. À l’approche de ses responsabilités de régnante, elle se retrouve dans le Sud-Ouest où, grâce à sa mère, Marguerite d’Angoulême, de nombreux membres du clergé enseignent la Bible clairement dans la langue du peuple depuis plusieurs années. Un réveil spirituel est en cours.
Le clergé qui s’attache aux Écritures est apprécié par la noblesse, mais persécuté par l’Église. Les conflits se succèdent. À la mort de son père, Jeanne, 27 ans, et Antoine, 37 ans, accèdent au trône et se retrouvent devant une situation complexe. Bien que son époux soutienne le renouveau religieux, Jeanne l’encourage à « ne point s’embarrasser de toutes ces nouvelles opinions. » Antoine ne l’écoute pas. Il participe aux manifestations et invite d’anciens moines à fonder des églises réformées près des résidences royales de Nérac et de Pau.
Le simultaneum
De plus en plus la population est gagnée par le protestantisme au point où, dans certaines villes, les églises servent de temples. La ville de Nérac garde des traces de cette époque avec la devise « Christ, Soleil de Justice » que l’on retrouve jusque sur les plaques de rue.
Dans d’autres endroits, les croyants protestants et catholiques partagent le même édifice. Pour que cette coexistence se passe au mieux, Jeanne, en l’absence de son mari, prend l’initiative de rédiger l’ordonnance de « simultaneum ». Le début est prometteur. Toutefois, le clergé catholique s’oppose à l’existence même d’un deuxième courant de pensée au sein du christianisme et réclame une rencontre. Ce colloque qui aura lieu à Poissy, ne fera que jeter de l’huile sur le feu.
La défaillance d’Antoine
Pendant ce temps, le mari de Jeanne accepte un pot-de-vin et se laisse séduire par une femme au service de la reine de France. Non seulement Antoine participe au combat contre des protestants, mais encore il complote contre son épouse. On ne peut imaginer la blessure profonde de Jeanne, touchée dans son intimité, trahie par celui qu’elle aimait tant. Lorsqu’il meurt l’année suivante, elle se vêtira des couleurs austères de son veuvage et les portera jusqu’à sa mort. Indice de sa grande noblesse d’âme, elle s’occupera de l’enfant illégitime de son mari.
« Gratia Dei sum id quod sum / Grâce à Dieu je suis ce que je suis »
Jeanne croit la réforme de l’Église possible à travers l’éducation. Les archives révèlent qu’elle y verse la majeure partie de ses fonds. Elle fait traduire la Bible et des études bibliques en langue locale, et fonde une académie de théologie pour produire des ministres affermis. Elle va jusqu’à accompagner dans les églises un pasteur venu de Genève, qui, en fin de prédication, fait participer l’auditoire à détruire les images. Face aux critiques, elle se défend: « Je n’ai point entrepris de planter nouvelle religion en mes pays, sinon y restaurer les ruines de l’ancienne. […] Je ne fais rien par force ; il n’y a ni mort, ni emprisonnement, ni condamnation… »
Jeanne est à La Rochelle lorsqu’en 1568 le pape ordonne l’extermination des protestants. Dès que la nouvelle arrive dans le Sud-Ouest, des catholiques hostiles se mettent à l’œuvre. Des pasteurs sont pendus, leurs épouses violées. Le gouverneur du château de Pau en enferme quelques-uns « pour les protéger », cependant, la plupart d’entre eux seront pendus l’année suivante lorsque les soldats du roi de France arriveront. Cette armée sous la conduite de Terride s’attaquera aux villes à majorité protestante, à commencer par Montaner, Pontacq, Nay et Coarraze, et aux châteaux des seigneurs qui soutiennent ouvertement la Réforme, tel que celui du vicomte Anne de Bourbon à Beaucens. De nombreux protestants seront assassinés.
Les rois de France et d’Espagne ont toujours l’aval du pape pour récupérer les terres de la « peste protestante ». Menacée des deux côtés, Jeanne décide contre l’avis unanime des pasteurs de se rendre à Paris pour négocier la paix, via le mariage de son fils avec la sœur du roi de France. Sans attendre la fin de l’hiver, elle entreprend un voyage éprouvant dans un carrosse équipé d’un poêle et portant sur elle cinq manteaux fourrés.
À son arrivée, elle est épuisée. Accueillie dans un logement plein de courants d’air, elle a du mal à récupérer. À 44 ans, avec à son actif cinq accouchements, une maladie des poumons récurrente, vieillie précocement par les épreuves morales de rupture familiale, de veuvage et de guerre, Jeanne meurt avant que l’alliance puisse être ficelée.